La montagne, un chemin pour aller au Christ
« N'oubliez pas la leçon de la montagne; c'est ici que vous retrouverez l'agilité du corps, la joie de l'âme; aimez la montagne ! Elle est l'oasis d'un monde assoiffé de vie authentique. »
Jean-Paul II
Le Père de Vallée aimait la nature, la montagne. Que ce soit lors de courses en Oisans, pendant les camps d'été dans l'Ubaye ou le Queyras, ou plus tard lors de ses estives à la Ferrière d'Allevard, le père aimait « être » en montagne. Faire de la montagne était pour lui un moment de détente pendant lequel il pouvait se donner physiquement à fond et parfois défouler, dans l'effort et le plaisir du sommet, la pression qu'entraînait l'exercice de son sacerdoce. Faire de la montagne était également pour lui une façon de vivre sa foi.
Ce n'était pas une passion, il se méfiait du côté excessif des passions. Son devoir d'état, c'était son devoir de prêtre. Le sens de sa vie, c'était sa foi au Christ. Sa quête, c'était la rencontre de Dieu et des hommes.
« L'histoire de l'homme avec Dieu, c'est une histoire de rencontre. L'histoire des hommes entre eux, c'est une histoire de rencontre… Dans la vie, le Christ n'est pas en plus mais en tout : il est au travail... L'Eucharistie n'est pas en plus mais elle rassemble, maîtrise et anime tout puisqu'elle est rencontre avec le Christ ». (PdV, Journal de camp, Sainte Anne, 1977)
La montagne était pour le père un lieu privilégié de cette rencontre. C'était un support de vie et de spiritualité. Pour lui, le parallèle entre le cheminement du montagnard qui part pour l'ascension d'un sommet et le cheminement du croyant qui cherche Dieu était évident. Le montagnard, comme le croyant, doit d'abord partir, sortir de lui-même, pour aller à la découverte de la montagne ou de Dieu. L'ascension vers le sommet demande des efforts et de la persévérance.
Les difficultés de la course demandent de rester vigilant, de regarder autour de soi, de faire attention à ses compagnons de cordée. La sécurité et le succès de l'ascension reposent sur l'entraide et la confiance mutuelle. La grandeur de la montagne, sa beauté et ses dangers incitent l'homme à rester humble. Elle force le respect : respect d'un monde différent de celui dans lequel nous avons l'habitude de vivre, respect de certaines règles pour progresser en sécurité. La découverte et l'écoute de la nature demandent au montagnard de faire le silence en lui. Atteindre le sommet, contempler les montagnes et partager ce moment avec ses compagnons de course est source de joie et de plénitude... Autant de constats, de règles de vie, d'attitudes qui caractérisent également le cheminement du chercheur de Dieu.
Au cours des quinze premières années de son sacerdoce, principalement dans le cadre de l'aumônerie du lycée Champollion, le père de Vallée est souvent allé en montagne, avec des jeunes et des moins jeunes. Durant les randonnées et les ascensions variées qu'il a faites, au plaisir d'être en montagne et de partager ces moments avec d'autres s'est ajoutée la maturation d'une catéchèse de la rencontre entre les hommes et Dieu. Lorsque, plus tard, à la suite d'affections pulmonaires, il a cessé progressivement les sorties en montagne, le père de Vallée a partagé cette catéchèse basée sur des « valeurs » que partagent le montagnard et le chercheur de Dieu : effort, silence, respect, vérité, joie, etc. Bien qu'il ait peu écrit, en dehors de ses homélies, le père a développé le sens de ces valeurs dans les éditoriaux des journaux des camps de l'aumônerie du lycée Champollion. Les camps, [63] qui se déroulaient dans les Alpes, étaient un temps offert aux lycéens et aux aînés pendant lequel la découverte d'une vie rustique et dépouillée en montagne était superposée à l'invitation à rencontrer les autres et Dieu. Pour nombre de jeunes qui les ont fait, ces camps furent l'occasion de découvrir une vie en groupe, en « équipe », en particulier à travers les randonnées en moyenne montagne. Ce furent aussi, parfois, des temps d'ouverture et d'appropriation de cette dimension spirituelle de la montagne que le père souhaitait partager. De ces partages, certains ont gardé les « valeurs », en vivent aujourd'hui et les partagent à leur tour, d'autres ne les ont pas retenues. Pour d'autres encore, elles ont gardé un écho dans les vallons du Queyras ou d'Ubaye, et jusque dans les camps de base des hautes vallées de l'Himalaya.
L'époque des courses
Le père de Vallée est né et a passé son enfance à Grenoble, au pied des montagnes, et il n'est pas étonnant qu'il ait été imprégné par un tel cadre de vie. II semble qu'il ait fait ses premières grandes courses en montagne lors de son service militaire dans les chasseurs alpins, en 1933. Mais ce fut surtout après la guerre, à partir de son installation à l'aumônerie du lycée Champollion, en 1946, qu'il put partir en montagne régulièrement avec les lycéens et les aînés en classes préparatoires.
Dès 1947, à la suite du père Anglès d'Auriac auquel il avait succédé, et avec l'aide des aînés de l'aumônerie, il mit sur pied les camps en montagne pour les jeunes du lycée: deux camps d'été, dont un pour les plus jeunes et l'autre pour les aînés, et des petits camps de ski au vieux village d'Huez, à Noël et à Pâques, pour les adolescents. Le camp pour les lycéens était destiné, au début, aux classes de 6e et 5e et encadré par les terminales et les aînés ; plus tard il fut ouvert à tous les lycéens, de la sixième à la terminale. Il avait lieu en moyenne montagne, au mois de juillet pendant trois semaines environ. Les premières années, le camp eut lieu tantôt dans les Alpes du Sud (Oisans, Ubaye), tantôt dans les Alpes du Nord (Tarentaise, Beaufortin), puis il se fixa définitivement dans les Alpes du Sud, entre le Briançonnais, le Queyras et l'Ubaye.
C'était moins un camp « de » montagne, qu'un camp « en » montagne, où l'important était moins de marcher que de partager un temps de vie en groupe dans un contexte hors du quotidien.
L'activité montagne, qui représentait un tiers du camp, était tournée principalement vers la randonnée pédestre, avec parfois un peu d'escalade si un rocher adéquat se trouvait à proximité et que des aînés compétents pouvaient faire grimper les plus jeunes. La notion de moyenne montagne, à cette époque, était assez souple puisque, lors de la grande balade des camps de Vallouise en 49 et de Risoul en 50, le père et Jacques Lambert, alors chef de camp, emmenèrent une partie des jeunes à Neige Cordier et au mont Viso.
Vues avec les yeux sécuritaires du législateur d'aujourd'hui, les conditions de randonnée de l'époque peuvent paraître extrêmement risquées.
Pourtant, si le père n'était pas hostile à des principes de vie rustiques, voire assez virils, il avait – et a eu de plus en plus – le souci de la sécurité des campeurs. Pour les camps avec les plus jeunes, la [64] montagne était un support, un cadre, un effort, mais ça n'était pas un risque.
Le second camp d'été avait lieu au mois d'août, généralement en Oisans, avec les aînés des classes préparatoires du lycée. C'était un camp physiquement plus engagé, itinérant, où la randonnée était associée à l'ascension de sommets de haute montagne. Jean Bernard-Maugiron, qui à la fin des années 40 faisait parti des prépas du lycée Champollion, se souvient de ces raids...
« Le camp durait presque deux semaines, c'était extrêmement sympathique! Nous partions, d'un des coins de l'Oisans, par exemple de l'Alpe de Villar-d'Arène, et puis par le Clos des Cavales, la Bérarde, de fil en aiguille nous atterrissions dans le Valgaudemar. On traversait en diagonale tout le massif, en faisant des sommets par les voies normales. Le niveau moyen n'était pas très élevé, les gens marchaient bien mais ce n'étaient pas des techniciens, et nous manquions de chefs de cordée. Donc, on faisait des sommets faciles comme le pic nord des Cavales, la Grande Ruine, les Rouies, le Râteau, le Sirac... Nous avons fait la Barre des Écrins, Neige Cordier... On ne faisait que des voies normales. Nous avons traversé deux ou trois fois l'Oisans, avec généralement en finale la Salette.
Le père avait une certaine dévotion pour la Vierge de la Salette, et au moins deux fois, depuis La-Chapelle-en-Valgaudemar, par le col des Vachers, nous avons terminé nos raids à la Salette.
Nous y passions une soirée ou une demi-journée entière... mais c'était dans un esprit de spiritualité.
Le choix des sommets était fait avec le père avant le départ. On prenait des cartes du massif des Écrins, on choisissait un point de départ, on choisissait les cols, on voyait les sommets que l'on pouvait faire en cours de route, et puis le point d'arrivée. Avec souvent cette priorité en fin de course, la Salette.
Le père c'était l'animateur. Il n'était pas technicien, au point de vue rocher, mais il avait une grande résistance physique, il était vraiment infatigable. Il lui est arrivé d'être chef de cordée dans les voies normales, et dans certaines traversées glaciaires. Par exemple, le col de la Casse Déserte... On l'a fait une année, c'était épouvantable ! Le glacier était complètement torturé, très ouvert, il y avait encore des ponts qui ne demandaient qu'à crouler... Là, il avait un sens de l'itinéraire et une technique élémentaire qui lui permettait de mener une cordée en sécurité. Mais en rocher, je pense que sa limite devait être le III non exposé. Il ne faisait pas de course de rocher en tête...
Le père était responsable du groupe, mais pour la sécurité il nous faisait confiance, comme nous étions deux, trois à connaître la montagne. Lui, il avait toujours un avis de bon sens, mais il se rangeait volontiers aux propositions qui étaient faites par plus jeune que lui mais plus spécialiste en rocher, en glace ; et puis on ne faisait quand même pas des choses techniquement très difficiles. On a fait des voies normales dans des conditions parfois difficiles, par exemple le Sirac : on a ce jour-là peut-être tenté le diable, en partant avec une menace de mauvais temps et en prenant l'orage sur les arêtes du Sirac. Ces arêtes sont quand même de beaux paratonnerres, et je me souviens que ça parpinait [ndlr : du mot parpaing, chute de pierres] dans tous les coins, les coups de foudre déclenchaient des chutes de pierres... On a eu de la chance, ça s'est bien passé.
Mais le père était quand même un peu audacieux, parce qu'il aurait pu dire – il était « le » responsable – : « Bon écoutez, on fait demi-tour ! » à la première longueur de corde, ou même à l'attaque... »
Quoique la montagne fut pour lui un terrain de détente, elle était également un support de foi. L'engagement physique et l'effort qu'impliquait la montagne étaient quelque chose qui rejaillissait sur sa spiritualité et l'alimentait. Célébrer l'eucharistie chaque jour était très important pour le père : « ...Dans le groupe, il y avait des gens qui ne pratiquaient pas, mais si on voulait partir à 5 heures du matin, le père se levait à 4 heures et l'un d'entre nous servait la messe. Ou quelques fois, parce que le temps était magnifique, il disait : « Écoutez aujourd'hui, je [65] célébrerai la messe au sommet. » La messe était quotidienne, généralement avant de partir ou sur un sommet quand le temps le permettait, parce que je pense que l'un des aspects du père de Vallée, c'était le respect pour la liturgie. Pas un respect bête, mais on ne pouvait pas se permettre de célébrer une messe si le vent embarquait les hosties ou soulevait ses habits de messe. Il ne faisait pas de spectacle. Il fallait toujours qu'il y ait une grande dignité dans tout ce qui était organisé.
Donc ça se faisait très dignement, plutôt dans un coin retiré du refuge, ou bien sur un sommet quand les conditions étaient bonnes... Le père avait ses objectifs. Il avait la discipline qu'avaient les prêtres à ce moment-là, vis-à-vis de la messe et du bréviaire ; la messe était quelque chose de sacré. Et quand nous arrivions à 10 heures du soir au refuge, complètement crevés, il prenait sa lampe de poche et il lisait son bréviaire, c'était impératif. » (Jean Bernard-Maugiron)
Comme chaque montagnard a une montagne de prédilection, le père de Vallée avait, lui, un attachement très fort pour l'aiguille Dibona.
Le père aimait particulièrement cette montagne, impressionné par la beauté et l'élégance de l'aiguille qui s'élance d'un jet vers le ciel. Outre plusieurs ascensions par la voie normale, il eu l'occasion à deux reprises de gravir l'aiguille Dibona par la voie Boell, emmené une première fois, en 1949 ou 1950, par Jean Bernard-Maugiron, puis en 1953, l'année de ses quarante ans, par Gérard Verdet.
[66] Avec la sortie par les cannelures Stofer, escalade superbe et très aérienne, cette voie est sans doute la course de rocher la plus difficile qu'il ait faite, celle qui lui a laissé la plus forte impression. Le père en a gardé un très grand souvenir où se mêlaient à la fois la fierté, la joie et la peur (« Une des plus grandes trouilles de ma vie ! » m'avouait-il).
Un autre sommet mythique pour le père était la Meije, qu'il n'a jamais gravie. Ce fut un de ses regrets de montagne. La Meije comme la Dibona, ou même Chamechaude, sont des montagnes qui sous certains angles, certains éclairages, sont réellement magnifiques. Le père était sensible à l'esthétique et au symbole de ces sommets rocheux qui se détachent dans le ciel et montent vers Dieu : « Ils disent un mot de la grandeur et de la beauté de la création. » Sans doute est-ce aussi pour cela que le père avait dans sa chambre une grande photo qu'il garda jusqu'à sa mort : le Doigt de Dieu, à la Meije.
Les sorties en montagnes du père de Vallée ne se restreignaient pas à l'Oisans ou aux camps d'été et d'hiver. Lorsque l'occasion se présentait, il lui arrivait de s'échapper de la Maison du Lycéen pour partir faire une randonnée ou une course d'escalade autour de Grenoble avec les aînés.
C'était tantôt les arêtes du Néron ou la traversée des Trois Pics de Belledonne, tantôt Chamechaude par la brèche Arnaud ou le Couloir Grange aux Trois Pucelles. C'étaient également des randonnées plus simples, en Vercors, Chartreuse ou Belledonne, pour le plaisir de la marche, de la méditation et de la prière.
Après 1954, à la suite d'une affection pulmonaire qui le retint en maison de repos pendant plusieurs mois, le père arrêta les courses en haute montagne, et les camps volants prirent fin. Pour autant, il continua la randonnée en moyenne montagne, notamment durant les camps d'été, jusqu'au milieu des années 60 où il cessa définitivement d'accompagner les balades. À partir de 1968, il passa les mois d'août à la Ferrière d'Allevard, où il lui arrivait régulièrement d'aller marcher dans la montagne.
Pour la génération des lycéens des années 70-80, il était clair que le père ne faisait plus les camps de ski et ne marchait plus en montagne pendant les camps d'été depuis... longtemps ! D'où la surprise des campeurs et des moniteurs, au camp de Furfande 1981, lorsqu'un jour de départ en balade, une équipe déjà en marche entendit le Chant du veilleur, sur les crêtes, 500 mètres au-dessus du camp. Les campeurs reprirent le chant, tout en essayant d'identifier la voix et d'où elle venait. Ils finirent par reconnaître... le père ! Lorsque celui-ci, de retour au camp, me raconta l'histoire, il conclut en disant : « Et oui! Le vieux est monté là-haut. Ça t'épate, hein ?! » ...Un peu, oui !
Les « valeurs » de la montagne
À partir de la fin des années 50, quoiqu'il ait fait de moins en moins de marches et de courses, le père de Vallée a continué, autant qu'il l'a pu, à aller en montagne. Les camps d'été de l'aumônerie et les mois d'août à la Ferrière d'Allevard, étaient pour lui l'occasion d'être au [67] cœur des montagnes, davantage qu'il ne l'était durant le reste de l'année à Grenoble. Pour lui, comme pour beaucoup de gens qui cherchent le contact avec la nature, être en montagne signifiait être en-dehors de la ville, du quotidien et de la routine. C'était un temps pour la méditation et le ressourcement, un temps pendant lequel « on laisse tomber les masques pour être vrai ». À l'image des monastères, la montagne était par excellence un lieu de retraite où l'on peut prendre le temps de se retrouver, de se recentrer par rapport à l'essentiel.
« Pourquoi partir en montagne dans un "coin"?... Pour se retrouver soi-même en se donnant les uns aux autres dans une vie communautaire.
• Se retrouver soi-même : dépasser tout ce qu'il y a d'artificiel en ville et qui nous cache à nous-mêmes, en raison des activités agitées, du bruit, des rencontres anonymes et des occupations traînées.
• Se retrouver tel que l'on est dans sa réalité, et cela à travers un certain silence ; – une réelle détente ; – un sens de l'effort physique grâce à la montagne, – une vie énergique.
• Se retrouver tel que l'on est dans notre dimension totale de Fils de Dieu grâce à une réflexion de foi – et à des actes spirituels plus réfléchis.
• Se retrouver tel que l'on est, c'est au total une recherche de Vérité que le Christ nous révèle et qui se trouve dans un Don de nous-même, seul susceptible d'apporter une Joie véritable. »
PdV, journal de camp des Sagnes, 1970
Pour nous guider dans cette recherche de vérité, le père nous invitait à nous appuyer sur les « valeurs du camp ». Ces valeurs étaient des attitudes, des état d'esprits, des concepts, qui nous étaient donnés comme des repères pour nous aider à nous découvrir comme hommes et femmes dont la mission est de bâtir quelque chose ensemble et, pour les croyants, de se reconnaître enfants de Dieu, et frères et sœurs du Christ. La montagne était un support pédagogique, une catéchèse, pour nous aider à comprendre le sens de ces valeurs. Pour un adolescent, l'expérience de l'effort de la marche en groupe et de l'arrivée au sommet au lever du soleil est une source de joie vécue; en revanche, il est plus difficile de lui faire comprendre que faire l'effort de rencontrer son voisin ou de prier Dieu peut être source de joie. Il est également plus facile de faire le silence en soi pour contempler la montagne et méditer, que de [68] s'arrêter dans son emploi du temps minuté pour chercher la présence de Dieu dans le quotidien. De même, en montagne, le respect de certaines règles de prudence et l'usage d'un matériel approprié sont évidents si l'on veut progresser en sécurité ; en revanche, il est parfois moins facile de comprendre qu'il faut avoir une éthique de vie et le respect des autres pour éviter de se blesser et de blesser les personnes que l'on côtoie.
Ainsi, les exemples empruntés à la montagne éclairaient le sens de ce cheminement que le père voulait nous faire partager. Lors d'une discussion où je lui demandais : « Qu'est-ce que la morale? À quoi ça sert ? », il me répondit : « Quand tu pars faire l'ascension des Écrins, ton objectif, c'est la Barre. Pour passer la rimaye, franchir les crevasses, escalader la Barre et mener ta cordée en sécurité, tu te sers d'un piolet, des crampons, d'une corde... Dans la vie c'est pareil, l'objectif c'est le Christ, c'est la ou les personnes que tu vas rencontrer. Et la morale, c'est ton piolet, tes crampons et ta corde, c'est ce qui t'aide à aller jusqu'au bout et à rencontrer le Christ et les autres en vérité. La morale ce n'est pas l'essentiel, mais c'est indispensable pour aller à l'essentiel. Tu vois ce que je veux dire ?... »
...Bien sûr que je voyais ! « Faire de la vraie montagne... c'est un choix. La montagne est une amie exigeante : comme une amie vraie il faut l'écouter, la respecter et non l'asservir. La montagne est un trésor qu'il faut partager dans le silence, dans l'effort et dans la joie. »
PdV, journal de camp de Sainte Anne, 1977
« Un camp dans un coin perdu du Queyras pour retrouver dans le calme des valeurs qui sont inscrites au fond de nous:
• échange entre jeunes d'âges différents ;
• sens du service dans une vie d'équipe,
• connaissance plus approfondie les uns des autres ;
• partage de la vie quotidienne ;
• approfondissement de la foi ;
• épanouissement par l'effort physique ;
• connaissance et respect de la montagne. »
PdV, journal de camp du Péas, 1982
L'exigence de vérité, dans la recherche des hommes et de Dieu, est un exercice humainement difficile, comme peut être difficile l'ascension d'un sommet pour un montagnard insuffisamment préparé. Pour le père de Vallée, marqué par une éducation rigoureuse et exigeante, l'effort et le silence étaient deux valeurs clé: l'effort de la marche et de la rencontre, le silence de la montagne et de la prière. Effort et silence sans lesquels il n'est pas possible de se libérer de ses habitudes et de sortir de soi pour s'ouvrir à l'autre. En montagne, comme dans l'instauration d'une relation vraie et profonde entre deux personnes, les compromissions, le superficiel et le bruit n'étaient pas de mise pour aller à l'essentiel. Il en résultait parfois un discours radical et volontariste qui, lié à la personnalité carrée et rugueuse du père, cadrait et éclairait les uns et faisait fuir les autres...
« Il faut supprimer le camp...
Si l'on ne croit pas à l'effort, victoire sur soi-même en vue des autres ;
Si l'on ne croit pas au silence, rencontre avec soi-même, les autres, la nature et le Christ ;
Si l'on n'est pas décidé à découvrir la montagne dans le silence plein d'une rencontre amoureuse...
Si... si... si…
[69] Mais non, il ne faut pas supprimer le camp : il faut FAIRE le camp. BÂTIS-le chaque jour, sens-toi RESPONSABLE... Alors tu connaîtras la JOIE. »
PdV, journal de camp de Sainte Anne, 1980
Si directe et volontaire que fût la forme de son discours, pour le père de Vallée, ces valeurs ne prenaient leur sens que si elles étaient vécues en vue d'une découverte et d'une rencontre : la rencontre des hommes entre eux, et de l'homme avec Dieu. C'était le sens premier des camps : quitter la ville, monter dans la montagne, prendre de la hauteur, se débarrasser du superflu, s'ouvrir au monde qui nous entoure, prendre le temps de découvrir la nature, de rencontrer l'autre, de découvrir le Christ en soi. Croyant ou non croyant, chacun était invité à aller toujours davantage vers l'autre, sans prosélytisme, mais avec une exigence de vérité dans la rencontre de l'homme.
« Arrête-toi. Regarde cet horizon coloré, ce mélèze, cette fleur, cette petite herbe.
Rencontre la nature : tu es chez elle, elle t'accueille. Il faut faire silence en toi pour l'accueillir à ton tour. La nature se donne à toi, ne la prends pas mais donne-toi à elle, tu l'aimeras si tu la respectes, si tu l'écoutes.
Il te faut accueillir les autres de l'équipe: l'équipe n'est pas faite, il faut la faire. La vie en équipe au camp, en montagne permet cette rencontre où l'on se découvre en se donnant.
Si tu t'ouvres à cette vie d'équipe, tu ne seras pas loin de reconnaître Celui qui en toi t'a précédé, le Christ...
Et plus tu rencontreras le Christ, plus tu t'apercevras qu'il élargit ton cœur. L'homme n'a sa vraie dimension que s'il s'ouvre à tous les hommes.
S'arrêter pour regarder; regarder pour rencontrer ; rencontrer pour aimer. »
PdV, journal de camp de Fontaine Rouge, 1979
« Heureux celui qui sait découvrir dans la confiance, il s'enrichit de tout ce qu'il rencontre : Découvrir les autres dans l'équipe et dans le camp.
Découvrir la nature et la montagne : une fleur, un arbre, un paysage.
Découvrir un genre de vie fait d'efforts et de détente.
Découvrir un style de joie et une densité de silence.
Découvrir l'émerveillement.
Celui-là se fait un esprit et un cœur neuf.
Découverte... donc... de l'effort physique (montagne), de l'effort spirituel (silence, prière). Notre faiblesse nécessite l'effort choisi et consenti ; l'effort est source de croissance joyeuse, l'effort du silence n'est pas un bain d'ennui si l'on en fait un vide de soi pour rencontrer les autres et Christ présent.
Découverte du Seigneur Jésus dans la prière comme découverte de la VÉRITÉ : Il est là, plus présent à moi-même que moi-même... dans l'agitation de la ville j'étais devenu aveugle...
Découverte de l'Eucharistie dans laquelle il me faut rentrer au-delà des idées toutes faites pour y rencontrer le Christ s'offrant pour tous les hommes, pour m'y offrir joyeusement avec lui. »
PdV, journal de camp de Furfande, 1978
La montagne partagée
Lors d'une discussion que nous avions sur le plaisir de faire de la montagne et le sens de la cordée, le père m'avait dit : « Je suis toujours allé en montagne pour accompagner des gens, jamais pour moi-même ». Cela ne signifiait pas bien sûr, que le père de Vallée n'avait pas de plaisir à se trouver en montagne, mais plutôt que ce plaisir n'avait de sens que s'il pouvait être partagé avec quelqu'un d'autre. Au cours de ses soixante années de sacerdoce, le père a eu à maintes reprises l'occasion de partager, avec des montagnards chevronnés ou de simples amateurs de randonnées, ce sens de la montagne.
Et que l'on se sente spirituellement proche de lui ou pas, il a indiscutablement laissé le témoignage d'un homme dont la foi a été marquée et modelée par la montagne.
Certains ont reçu ce témoignage et se le sont approprié, d'autres ont davantage retenu la personnalité d'un homme qui ne laissait pas indifférent. Les extraits qui suivent sont la marque de cette montagne partagée...
« Le Camp n'est pas un camp de montagne mais un camp où la montagne doit nous aider à choisir entre plusieurs oppositions : vie subie ou [70] vie réfléchie, vie personnelle ou vie de groupe, vie facile ou vie plus rude et pleine d'exigences.
Pour moi la montagne requiert trois exigences : « un départ, du silence, un effort. »
Départ... Il oblige à sortir de nous-même, à ne pas nous laisser enfermer dans les problèmes du monde auquel on appartient. Il permet de s'ouvrir aux autres, de les découvrir, d'aller à leur rencontre...
Silence... Dans l'effort chacun se tait. Devant quelque chose de beau, chacun se tait.
Effort... L'effort est une manière d'aimer les autres et non pas un moyen de s'imposer en manifestant une quelconque supériorité : « Si en montagne tu n'est pas capable de te mettre à la cadence du plus faible, c'est que tu n'est pas le plus fort... ». L'énergie permet de dépasser la fatigue, elle se manifeste dans le sourire qui efface la grimace de l'effort, elle est la marque de la joie de vivre... »
Pierre Bouvard, journal de camp de Sainte Anne, 1980
« J'ai abandonné mon propre rythme pour en découvrir un autre, accordé à celui de mes compagnons, mais surtout à celui de cette montagne qui m'apprend à mesurer chaque pas, chaque respiration, qui m'apprend la patience.
Patience... Désir patient d'une rencontre qui ne s'accomplit pas au premier instant. La montagne me vide de ma force, de ma fierté, de ma petite résistance; alors je découvre émerveillé sa grandeur, sa force, sa beauté. La montagne se mérite, elle se découvre à qui s'ouvre à elle. Alors quelque chose en moi s'épanouit qui rend le pas plus léger malgré la fatigue, et notre marche plus belle : la joie, sourire intérieur et silencieux. Joie d'un effort qui me grandit; joie de l'émerveillement devant la nature qui s'offre à mon regard, à mon respect ; joie d'un simple sourire donné ou reçu quand le courage et la volonté cèdent sous la fatigue; joie d'une communion de toute l'équipe dans un effort qui la construit en l'unissant. Une Présence se révèle au cœur du silence : joie de cette rencontre, joie de la louange. »
Sophie Dumolard, journal de camp de Furfande, 1981
[71] « ...Le cul-de-patte que j'étais découvrit la montagne sauvage, ses longues errances, ses surprises et ... le PdV, dont l'énergie et l'aura m'ont toujours fasciné.
Depuis, j'ai rencontré Bonatti, Messner, Demaison, Mazeaud... J'ai parfois grimpé à l'autre bout du monde avec des personnages mythiques. Mais aucun ne m'a autant marqué que le PdV qui me disait souvent : « Je ferai de toi un être sociable ! ».
Je reste sans doute son plus grand échec.
C'est à lui et un certain nombre de ceux qui l'entouraient que je dois donc ma carrière.
Je garde aussi un attachement particulier pour les montagnes de la Haute-Ubaye, les plus lumineuses de toutes. J'y ai bien ouvert quelques voies dont je n'ai jamais parlé, mais j'y suis retourné chaque année plutôt pour me balader dans des coins retirés, tant il est vrai que c'est l'un des derniers endroits où cela est possible. La route est longue de Fouillouse à Fouillouse. »
Pascal Sombardier, La Cambuse n°6, 1997
« En montagne je me sens bien. Cette plénitude je l'ai découverte très tôt avec mon père puis avec le père de Vallée : les balades à ski de printemps avec le premier et les camps sous tente avec le second m'ont fait découvrir ce terrain de jeu grandiose où l'effort physique et la contemplation permettent d'entrer dans l'harmonie des lieux.
La personnalité du père dont la foi « fait bouger les montagnes » m'a profondément marqué et je me suis dit qu'à défaut de les faire bouger je pourrais peut-être en gravir quelques-unes. Ma « spiritualité » s'est aussi associée à l'altitude et mes prières (le Seigneur fit pour moi des merveilles...) furent plutôt là-haut qu'en bas dans les églises. Leur trajet vers Dieu étant plus court j'ai essayé de monter le plus haut possible ! Que ne ferait-on pas pour être « exhaussé »...
Certains soir la tente-mess au pied du Makalu ressemble à la cambuse et le chant des porteurs transis autour du feu sur le glacier du Baltoro qui mène au K2 fait écho à celui du veilleur au fond du vallon de Larche: Ho Ho Holà Hé Ho ! Hardi veilleur... Les cérémonies rituelles des sherpas au camp de base pour obtenir la clémence des dieux ne sont pas sans rappeler la messe en plein air au milieu des pins.
Merci à ceux qui m'ont conduit sur ces chemins... Que la grande balade continue. »
Jean-François Magnificat, La Cambuse n°7, 1997
Bien sûr, la montagne ne fut pas le seul support de vie du père de Vallée, ni sa seule catéchèse, car il est vrai que nombreuses furent les personnes, à Saint-Martin-d'Hères, au lycée Champollion ou à la paroisse du Sacré-Cœur, pour lesquelles la montagne n'était ni un centre d'intérêt, ni une allégorie de la vie. Mais pour autant qu'un arbre se reconnaisse à ses fruits, plus nombreux encore sont ceux pour lesquels, parce qu'ils ont croisé le père de Vallée, la montagne a été, et reste encore, pour certains, synonyme d'un chemin d'humanité vraie, pour d'autres, l'image d'un chemin pour aller au Christ.
S'il avait été un arbre, le père de Vallée aurait pu être un arbre des montagnes, un mélèze, fait d'un bois droit, solide et inaltérable, un bois dont on aurait aimé faire le manche de son piolet.
Renaud Brouquisse