Conférence pédagogique du Père de VALLÉE
24 janvier 1972
ESPRIT NOUVEAU : DANS QUELLE FIDÉLITÉ ?
Nous parlerons aujourd’hui du même thème qui hante toujours le prêtre : la foi en 1972. Dans toute période de crise, il y a toujours des difficultés et des découvertes, des ombres et des lumières.
Ombres et lumières :
Les ombres sont réelles : tentation de dispersion ; on cherche dans tous les sens, et on fait toutes les expériences. Ombre encore, les inquiétudes, les angoisses des uns et des autres : tout semble s’écrouler sous nos pas, comme s’il n’y avait plus rien de ferme ; ce qui nous paraissait absolu, définitif, est ébranlé. Ombre encore, les affrontements parfois violents qui viennent, à l’intérieur de la communauté chrétienne, d’options différentes qui semblent opposées ; chacun est tenté d’opter selon sa formation, sa mentalité, son milieu, et presque inévitablement dans un certain subjectivisme. Ombre encore : hier on vivait dans une certaine tranquillité, avec ses certitudes parfois quelque peu paternalistes ou triomphalistes ; aujourd’hui incertitude, pour ne pas dire inquiétude ; hier l’homme d’Église enseignait une vérité définie qui parfois agaçait, mais qui au moins sécurisait ; aujourd’hui on hésite ; pour montrer un esprit d’ouverture, un certain libéralisme, on admire presque systématiquement les idéologies opposées à la foi ; nous avons beaucoup à recevoir des incroyants, c’est vrai, mais il est faux de ne voir que cela : c’est alors la tentation de se précipiter dans l’humain, et suffisamment tête baissée pour qu’on s’y laisse noyer. Bien des jeunes – je vous donnerai peu d’exemples, mais je pense à des noms et à des prénoms – vont si profond dans l’humain, qu’ils en arrivent à ce point que le Christ pour lequel ils sont faits, « cela ne leur dit strictement plus rien ».
Voilà donc des ombres ; il y a des lumières. Et la vraie lumière, c’est ce réveil salutaire et nécessaire des chrétiens. C’est la nécessité de la réflexion. C’est l’urgence de savoir pourquoi on est chrétien ; c’est la nécessité de faire passer la foi du niveau d’un sac tyrolien dont on se décharge volontiers, au niveau du cœur ; une foi qui se confronte avec nous-mêmes. C’est la nécessité de revenir à l’essentiel, et je dis bien ce qui est essentiel, et non pas ce qui a pu nous paraître tel. Chaque chrétien est maintenant interpellé ; c’est tous les jours que l’on entend dire : « Soyons sérieux ! Est-ce que vous y croyez vraiment ? », et le témoignage de la vie sera sûrement la réponse la plus vraie et la plus convaincante. Des jeunes qui demandent à des adultes de justifier leur conception, par exemple de l’amour et du mariage, et n’obtiennent que des réponses trop évasives, se trouvent bien souvent face à une morale, mais une morale qui n’est pas fondée sur la foi en un Christ qui veut la grandeur de l’homme, respectant sa liberté.
Tout homme le sait, et le chrétien doit l’ignorer moins que quiconque, l’homme est sur cette terre un voyageur, un pèlerin, c’est-à-dire en marche. Il a marché, et cela lui a fourni une certaine expérience, faite de joies, de peines, de tout un acquis ; mais il continue à marcher. Et le chrétien sait que l’avenir ne lui appartient pas, qu’il ne peut totalement le faire, mais que le Christ contient cet avenir. Le chrétien sait qu’il voit quelque chose, mais qu’il ne voit pas tout. Tant que l’homme est pèlerin, tant que l’histoire n’est pas accomplie, tant que Dieu n’est pas tout en tous, il est normal qu’il y ait des particularités et des oppositions. J’irai plus loin, il est normal que le christianisme apparaisse seulement comme une voie parmi d’autres. Tant que l’homme est pèlerin, il doit avoir le bon sens et l’humilité de remettre en question ce qu’il est ou ce qu’il a été, puisqu’il n’a jamais été qu’approximation. L’homme aspire à du définitif, mais ne peut jamais l’atteindre ici-bas. Prenons un exemple : ce que contient et ce que signifie la messe n’est jamais épuisé et déborde, dépasse toujours tout ce que je peux en saisir et tout ce que l’Église peut m’en dire. Vous pouvez faire la même réflexion à partir de ce qu’est l’Évangile.
Cette reconnaissance de ma réalité de pèlerin m’indique la seule attitude vraie en face de Dieu et de ma démarche de foi : une humilité véritable et une modestie toujours nouvelle. Nous ouvrir à la vérité et nous efforcer de nous laisser saisir et transformer par elle ; ne pas enfermer Dieu dans nos concepts, dans nos limites, comme pour satisfaire notre soif de définitif ; mais accueillir sa présence dans la multiplicité et la différence des expériences sous des formes sans cesse renouvelées ; autrement dit être ouvert à un « à venir ». Et l’homme n’est homme que dans la mesure où il accepte de reconnaître qu’il s’échappe à lui-même, et qu’il ne peut mettre la main sur sa propre existence comme sur ce qui est. Je vous renvoie à un article de la revue Études de mai 1970, intitulé « le temps des chrétiens ».
Réfléchir à cela devrait nous mettre en garde à la fois contre la tranquillité des certitudes transmises par le passé et qui élimine le dynamisme de la recherche, et aussi contre tous les systèmes plus ou moins idéologiques qui tendent à fermer l’homme sur lui-même, pour finalement sacraliser l’homme. Comme l’a exprimé Nietzsche « L’homme reste pour l’homme le grand danger et la grande tentation dans la mesure où il se replie sur soi ».
Esprit nouveau :
Un esprit nouveau s’impose donc, et il s’impose, je dirais, pour trois raisons :
Il faut respecter la réalité de la vie et de l’homme. La vie, nous le savons, est un renouvellement permanent ; la vie est une création incessante, et chacun de nous en fait l’expérience chaque jour. Dieu nous a créés, aimés, voulus créateurs avec lui ; c’est notre loi d’homme. Et que nous en soyons conscients ou non, nous créons avec Dieu l’homme. Nous et les autres. Ou bien alors comme disait Simone Veil, nous détruisons, nous dé-créons. C’est sérieux de vivre, et il ne faut pas le prendre à la légère, malgré toutes les tentations que nous avons de nous asseoir, de nous arrêter sur des certitudes qui ne peuvent jamais être que passagères : ce que nous appelons notre équilibre n’est jamais que temporaire et donc fragile.
Il faut respecter aussi l’évolution des esprits, des mentalités et des événements. Je ne dis pas qu’il ne faille pas les influencer - il ne s’agit pas de les subir passivement ; c’est sans doute notre mission précisément de les influencer. Mais aujourd’hui pour demain, il faut nous ouvrir à ce que le monde respire ; il faut analyser le plus objectivement possible ce que reflète, ce que contient le monde actuel, l’homme actuel, ne serait-ce que pour en saisir, dans l’amour, et les appels et les refus ; non pour suivre le monde les yeux fermés, mais pour le critiquer dans l’amour, pour confronter les dires du monde et les exigences de l’Évangile, avec une foi toujours renouvelée.
L’esprit qui anime le monde dans lequel nous vivons se traduit par des systèmes de valeurs, par des faits ; comme chrétiens, nous pouvons trouver dans certaines valeurs de ce monde l’esprit du Christ ; dans les aspirations du monde, par exemple, à plus de justice, à plus de fraternité. Mais nous pouvons constater aussi que ce que le monde véhicule ne coïncide pas nécessairement avec l’esprit du Christ. Bien sûr, comme chrétiens vivant dans ce monde, nous pouvons subir, et bien souvent nous subissons, les appels de ce monde ; qu’il s’agisse d’ambition, de cupidité, d’égoïsme, d’indifférence au sort des autres, d’abêtissement ; bien sûr nous pouvons comme hommes chrétiens nous laisser attirer par de nombreuses idéologies qui veulent apporter à l’homme un esprit nouveau fermé sur l’homme. Toute cette évolution du monde actuel, elle existe et il ne faut pas la nier ; Paul n’a pas nié la réalité et la mentalité du monde gréco-romain, pour porter la Parole en fonction de ce qu’étaient ses auditeurs. Tous les siècles de notre histoire ont eu leurs « ismes », plus ou moins mal dominés, au point de devenir des ismes qui écrasent l’homme, qui s’imposent à lui aussi bien sur le plan des conséquences intellectuelles, que sociales ou économiques. La place de l’économie au niveau de la planète est une réalité qui s’impose, et l’homme risque de ne pas dominer cette réalité et d’en être la victime à travers toutes les formes de racisme qui ne vont pas nécessairement en diminuant.
Trop souvent quand le chrétien monte dans ce que j’appellerais un train en marche, il est réveillé parce qu’il dormait tranquille sur ses certitudes, et il fait alors l’expérience d’un fossé entre sa foi et les réalités du monde. De là à penser que sa foi ne peut pas l’aider à dominer réellement, à maîtriser ces réalités, il n’y a qu’un pas qui est bien souvent franchi. Est-ce encore la foi ? Sûrement pas. Et précisément ce qui a frappé dans le pontificat de Jean XXIII, c’est que cet homme, qui était de l’Esprit, a d’un seul coup fait partir un train nouveau, dans lequel tout homme de bonne volonté s’est comme trouvé à l’aise, s’est reconnu dans ce qu’il ressentait de plus profond. Le tandem homme-monde est un tandem de création permanente. Il doit toujours, y avoir chez le chrétien une ouverture, un accueil à la réalité ; tout homme ne se fait que parce qu’il sait accueillir et maîtriser tout ce qu’il découvre dans le monde ; c’est la joie et c’est la grandeur de l’homme, quel que soit son âge et quelle que soit sa foi. Il est évident que cela est encore plus vrai pour le chrétien, et il sait qu’à travers les imperfections de son accueil, les tensions de sa recherche, les souffrances de ses échecs, le Christ au travail dans tout homme l’aidera, s’il s’ouvre à l’action divine, à rejoindre tout ce qu’il y a d’amour au cœur de l’homme, et à travailler pour que cet amour domine tôt ou tard le mal.
Il faut enfin respecter l’esprit de Jésus-Christ vivant dans le monde. Tous les « ismes » passent, vieillissent, et l’homme n’aura jamais fini d’en découvrir de nouveaux. Le véritable esprit nouveau, c’est celui-là même du Christ. C’est l’esprit que Dieu promet déjà dans l’Ancien Testament par le prophète Ézéchiel : « Je mettrai en vous un esprit nouveau » ; dans la rencontre de Jésus avec Nicodème : « Nul s’il ne renaît et de l’eau et de l’esprit ne peut entrer dans le royaume » ; jusqu’à saint Paul « par le Christ nous menons une vie nouvelle » ; et enfin : « Voilà que je fais toutes choses nouvelles », dans l’avant-dernier chapitre de la Révélation, c’est-à-dire de l’Apocalypse.
D’un bout à l’autre du Nouveau Testament, c’est la même surprise devant ce renouvellement incessant de tout homme par l’esprit. L’esprit nous envoie, l’esprit nous jette dans ce monde pour nous ouvrir à tous ses appels. Je vous renvoie au dernier numéro de la revue « Ecclesia ou réponses chrétiennes » du mois de janvier, à propos des perspectives de la foi chez les jeunes ; je vous donne quelques têtes de chapitres : « les jeunes ont besoin d’une foi qui épouse leur expérience réelle »- « les jeunes ont besoin d’une foi qui naisse non de la crainte, mais de la responsabilité »- « les jeunes ont besoin d’une foi qui ne soit pas un acquis, mais une recherche »- « les jeunes ont besoin d’une foi qui se vit dans le partage, dans la communauté » – « les jeunes ont besoin d’une foi qui se vit dans une atmosphère de fête » ; pensez à Taizé.
L’incroyance ne doit pas être pour les chrétiens un épouvantail, mais elle doit être une occasion de décaper notre façon de voir notre foi. « Accepter d’être décapé par le milieu païen est la première qualité du missionnaire » ; ainsi parle le Père Barbé qui a écrit un admirable livre « Les communautés de base », avec une préface du Père Loew. L’incroyant m’interpelle, et en ce sens-là m’apporte, parce qu’il m’oblige à une toilette de ce que j’appelle ma foi. Ce serait nier l’ouverture fondamentale de l’esprit aux hommes de notre monde, que de se replier devant ce qu’il est convenu d’appeler « la montée de l’incroyance » ; mais avec l’esprit au travail dans le monde, il faut se tenir, ouvert, pour se laisser décaper, pour critiquer dans l’amour et au regard de la vérité de Jésus-Christ, pour rencontrer chez l’incroyant les traces de l’action divine, à travers ce qui est vécu dans une perspective purement humaine.
L’Esprit Saint nous jette dans le monde et ne nous laisse pas au Cénacle, ni dans les églises. Il nous jette dans le monde comme il a projeté le Christ dans la Palestine de l’an 30, sans le laisser dans l’atelier de Nazareth. Jésus a rencontré toutes les réalités de son époque ; dans la fidélité à son Père, il a accueilli tous ceux qu’il rencontrait, Zachée, Marie-Madeleine…pour y rencontrer son Père à l’œuvre. L’Esprit a jeté Paul au cœur du monde gréco-romain ; l’Esprit a jeté l’Église au cœur de chacun des siècles pour rencontrer le travail de Dieu dans les hommes de toutes les époques. Eh bien le train dans lequel l’Esprit nous invite à monter, c’est le train d’aujourd’hui ; le tout, c’est de ne pas le manquer. Pascal avait sans doute raison quand, parlant des événements, il disait : « Ces maîtres que Dieu nous donne de sa main ».
Dans quelle fidélité ?
Nous voilà donc, au nom de notre condition d’homme et de la dynamique de l’esprit, nous voilà donc ouverts et livrés à tous les courants d’air de notre monde. Dans quelle fidélité se fera cette ouverture ? Serons-nous, comme dit Paul aux Éphésiens (4, 14) « des petits enfants ballottés par les flots et emportés à tout vent de doctrine » ? Quelle sera donc notre fidélité ? Nous tâcherons d’éclairer brièvement d’abord quelques exigences de la fermeté de la foi, ensuite quelques confusions que nous risquons de faire, et enfin quelques tensions qui sont notre condition de chrétien.
Exigences de la foi. La fidélité à l’esprit de Jésus-Christ vivant ne se réalisera que dans la fermeté de notre foi. Qu’est-ce à dire ? Eh bien une foi plus éclairée. L’ignorance religieuse est de plus en plus grande ; je le constate et je l’entends dire partout. Il y a donc nécessité d’une recherche et d’un approfondissement permanents qui, à notre époque et peut-être surtout chez les jeunes, peuvent se faire sans doute davantage en petites communautés, que seul. Que nous propose le Père Varillon dans ses thèmes sur la foi, sinon l’évacuation d’un certain nombre d’idées fausses sur Dieu, sur le sens de l’homme, évacuation qui nous éclaire sur ce qu’est l’homme vivant de sa foi. Cette lumière reçue dans l’humilité est autrement dynamique que les routines ou les idées fausses dans lesquelles nous nous étions plus ou moins installés. C’est sans doute l’ignorance religieuse qui est à la source de cette susceptibilité à fleur de peau que l’on rencontre actuellement dès que l’on parle de la foi ; susceptibilité qui fait que l’on s’arrête plus à celui qui parle qu’à ce qu’il dit. C’est le cardinal Suenens qui rappelle ce proverbe chinois : « Si on te montre du doigt la lune, ne t’obstine pas à ne regarder que le doigt ». Ignorance religieuse qui fait que les chrétiens se divisent : les uns minimisent l’intégrité de la pensée du Christ et la continuité avec le passé – je vous garantis que pour moi, prêtre, le « Faites ceci en mémoire de moi » ne passera pas et réitère un événement qui est bien inscrit dans l’histoire – et les autres, pendant ce temps, manquent de confiance en l’Esprit Saint à l’œuvre pour créer l’avenir. L’homme est cocréateur et la fidélité à l’Esprit est créativité et non pas fixité. Une foi plus réfléchie, plus approfondie permettrait de consacrer l’énergie spirituelle des chrétiens, moins à de vaines disputes, et plus à apporter au monde la bouffée d’air frais auquel il aspire.
Fidélité dans une foi plus vécue dans le réel d’aujourd’hui, qui épouse l’existence et qui donc passera par des affrontements entre l’Évangile et le monde ; car une foi qui n’épouse pas le réel et ne se montre pas capable de le transformer, est une foi qui n’a pas de sens et en tout cas n’a pas de chances. Cette foi vécue me bousculera à des choix concrets et à une critique permanente des réalités de ma vie.
Une foi plus humble, c’est-à-dire à la recherche des chemins de Dieu dans le monde actuel. Ne pas bouder cette recherche, ne pas tout critiquer dans cette recherche, même si elle nous ébranle et nous désinstalle. Celui qui cherche loyalement n’est pas seul ; se situer toujours plus intimement dans le Seigneur, comme son serviteur, cela par la prière confiante, mais rayonnante d’amour ; c’est peut-être avancer, comme disait le Père évêque, dans le brouillard, mais avec une boussole qui nous indique le sens de la lumière.
Dans notre monde dont on dit qu’il est post-chrétien, il faut une foi qui rayonne en amour actif et inventif, et qui rayonnera d’autant plus qu’elle sera plus forte et plus vraie pour que l’homme actuel, qui est un homme qui cherche son sens, y reconnaisse le supplément de justice et d’amour qu’il appelle. Un certain renouveau de la vie contemplative est un indice, et signifie que la fidélité est possible avec la grâce de celui qui est le maître de l’impossible. Mais quel est le chrétien lucide de notre époque qui ne ressent, au contact du quotidien, la nécessité d’être plus ou moins, au cœur du monde, un contemplatif, s’il veut être un actif efficace au nom de Jésus-Christ ?
Confusions :
La fidélité à l’esprit de Jésus-Christ se réalisera à condition que nous sachions éclairer un certain nombre de confusions possibles. J’en prends quelques-unes ; les idées ne viennent pas de moi, elles viennent de questions qui m’ont été posées par des parents ou des jeunes.
Première confusion possible : confusion entre spontanéité et vérité. Bien sûr que l’on a mis beaucoup de cataplasmes sur des jambes de bois ; bien sûr que l’on a beaucoup distribué des vérités de foi sur des cœurs fermés ou opposés, en tout cas non disposés ; et cela avec la conscience d’avoir accompli son devoir. Bien sûr que l’on a fait trop de soudures sur un métal pas préparé, et la soudure n’a pas tenu. Bien sûr que l’on a trop songé au « donner », sans tenir compte assez du « recevoir » ; il faut que celui qui reçoit se reconnaisse dans ce qu’on lui propose, sinon il ne recevra rien. Mais il ne faut pas non plus tomber dans le travers opposé qui consisterait à prendre pour vérité ce que l’homme exprime simplement dans sa spontanéité. Ce qui est spontané dans l’homme n’est pas nécessairement pur ; un sentiment spontané n’est pas nécessairement amour ; une idée spontanée n’est pas nécessairement vérité ; un mouvement spontané n’est pas nécessairement générosité. Le spontané a besoin du contrôle de la réflexion et de la foi. L’homme est doué d’un pouvoir de réflexion ; il doit savoir en user pour critiquer ce qu’il exprime spontanément. Confondre spontanéité et vérité, c’est nier la réalité de l’homme qui est toujours dans un état de recherche et de progrès. D’ailleurs la communication de l’homme avec la vérité se fait à un niveau d’amour qui est au-delà, et souvent d’un autre ordre, que la spontanéité. Pensez à la spontanéité de Pierre dans l’Évangile : elle était réelle, et cependant le Seigneur lui a dit : tu m’es un obstacle, car tes vues ne sont pas celles de Dieu ; ce qui veut dire : cherche plus loin ; et progressivement le Christ conduira Pierre à dépasser sa spontanéité pour la maîtriser ; et Pierre découvrira petit à petit que Jésus était bien à la fois l’être pour Dieu, pour son Père, et l’être pour les autres, c’est-à-dire qu’il n’était pas tourné vers lui-même ; Pierre découvrira que l’homme ne trouve son sens que s’il se tourne dans l’amour vers Dieu et vers les autres.
Autre confusion, celle-ci à propos de Jésus-Christ ; je vous la répète, bien que le Père Varillon vous en ait parlé et qu’on en parle souvent. Au sujet de Jésus-Christ lui-même, ce Jésus-Christ si inconfortable à annoncer ; je veux dire ce Jésus-Christ qui est à la fois homme et Dieu. Après n’avoir vu que le Fils de Dieu bien loin des hommes, façon de voir qui a fait tant de déistes, et en fait encore tant parmi les adultes et parmi les jeunes, on risque de ne voir que Jésus-Christ homme, modèle, ou chef de file certes, mais réduit à son humanité. Ce Jésus-Christ homme qui, en nous aimant au point de partager notre vie, donne son sens à tout l’humain, ne nous donne ce sens d’une façon totale que parce qu’il est en même temps Fils de Dieu. Aujourd’hui c’est dans le monde entier que des groupes, mystiques ou politiques, se réclament de Jésus de Nazareth. Une revue récente ne titrait-elle pas : « le Verbe s’incarne dans la lutte des classes » ; le phénomène américain de Jésus superstar est bien connu de tout le monde. Tout cela ne doit pas nous laisser indifférents, car il s’agit de cœurs, d’esprits, d’intelligences qui sont en recherche. Tout cela doit rappeler aux chrétiens la nécessité de contrôler leur foi ; en « quel » Jésus-Christ ? Il est bien tentant en un monde si facilement englué dans l’humain d’attirer l’homme Jésus à soi, quitte à le mutiler ; bien sûr on le teintera d’une certaine mode ou d’un certain voile de mysticisme.
Alors, à quel Christ croyons-nous ? En vérité, parce qu’il est Dieu, il vient nous dire qui est Dieu, et nous ne le savons que par lui ; et parce qu’il est homme, il vient nous dire le sens et l’avenir de l’homme. C’est peut-être inconfortable à vivre, à annoncer ; mais en tout cas, c’est la vérité. Et s’il paraît à certains - je l’ai entendu souvent - inconvenant que Dieu ait pu se faire homme, c’est uniquement sans doute parce que nous avons peine à nous ouvrir à l’amour infini de Dieu pour l’homme ; je vous renvoie à la deuxième conférence du Père Varillon. Quand on fréquente l’homme, on s’aperçoit que ce mystère, si difficile à entendre et encore plus difficile à transmettre, montre tout simplement que le Christ est venu éclairer, et porter à un niveau impensable pour l’homme, ce besoin d’amour qui est au cœur de tout homme.
Troisième confusion à éviter, au sujet de ce qu’on appelle les communautés. Il faut se réjouir quand on voit à notre époque des jeunes ou des adultes retrouver le sens ou le goût de la vie communautaire, sous des formes qui parfois nous étonnent. Dans une période où règne la masse, l’homme a besoin pour se reconnaître de se retrouver dans un ensemble à dimension humaine. Par ailleurs, il mesure qu’il se reconnaît mieux dans l’échange et dans le partage avec d’autres ; cela est très important et a des racines profondes et dans l’individu et dans la société actuelle. Ne peut-on pas penser que l’avenir religieux des nouvelles générations se jouera largement au niveau des groupes et des communautés. Communautés où s’exprimeront à la fois le besoin de créativité et le besoin de la relation ; susciter la capacité d’inventer dans ce domaine est donc une chose bonne. Par ailleurs, la discussion – c’est une petite parenthèse sur ce mot – la discussion, si tous les membres y participent à leur façon, est un moyen pour chacun d’exprimer ce qu’il pense, et de se montrer librement ce qu’il est ; cela exprime un souci de sincérité, sinon de vérité, qui est une chose essentielle. Bien des communautés existent dans notre monde, de types très variés : communautés d’adultes avec mise en commun de biens matériels, ou d’éducation des enfants ; communautés de jeunes adultes, avec ou sans habitation commune, à partir d’options sociales ou politiques ; communautés de partage total, de pauvreté ou de mystique, comme, par exemple en Inde – qui sait en France qu’il y a des milliers de jeunes français en Inde ? – communautés de jeunes à partir d’un élan commun malgré beaucoup de goûts différents ; communautés de foi entre adultes ou entre jeunes.
On peut penser qu’il y a là, à partir d’une recherche souvent mal définie, un mouvement qui semble irréversible, et qui doit trouver tout chrétien et tout homme disponible pour de nouvelles formes de vie sociale ou ecclésiale. À une époque où l’individualisme, malgré les apparences, semble de plus en plus évident, il est sans aucun doute significatif de voir bien des jeunes et bien des adultes tendre vers une union qui est le signe d’un besoin d’unité.
Cependant ce mouvement appelle quelques réflexions. Une communauté est fonction de la valeur de ses membres, et doit en même temps valoriser et faire grandir chacun de ceux qui la composent. Il faut qu’une communauté aide à affirmer la personnalité de chacun, et c’est vrai dans toute communauté, en particulier dans le foyer. Toute vraie communauté est au service de ses membres et, à travers des affrontements, chacun doit pouvoir exprimer ce qui est essentiel pour lui ; sinon elle provoque une frustration ; toute communauté qui se fait est un enfantement qui doit accepter d’être parfois douloureux, s’il ne veut pas être décevant.
Autre réflexion à propos des discussions dont on dit parfois qu’elles sont une maladie moderne ; la discussion doit progresser et faire progresser, et ne pas toujours tourner en rond, comme un chien qui court après sa queue. Il faut donc que chacun accepte l’autre, et accepte de recevoir de l’autre pour avancer ; cela nécessite au départ le désir d’apprendre – et donc une bonne dose d’humilité. La discussion avec celui qui ne croit pas est très salutaire comme mise à l’épreuve de la foi, à condition qu’elle aboutisse à l’affermir, et non pas à la relativiser ou à la faire perdre ; cela suppose intelligence et peut-être prudence ; l’éducation de la foi se fait maintenant à tout vent de doctrine, comme dit saint Paul ; ce qui n’est pas solidement enraciné est aisément emporté, et ce qui a résisté dans l’ouverture a fait ses preuves.
À propos des communautés de foi, il est évident qu’il faut éviter la secte, le sectarisme. Les communautés ne sont d’Église que si elles songent à s’ouvrir de cœur, sinon de fait, à la communauté qu’est l’Église de Jésus-Christ. Ne pas réduire une communauté qui se voudrait de foi à une simple camaraderie entre copains, à une pure chaleur humaine bien fraternelle, sans que le Christ soit le fondement de l’unité, son motif profond, son moteur permanent, à travers la disponibilité de chacun de ses membres. Bâtir sur le roc, et non point sur le sable.
Enfin confusion à éviter entre l’essentiel et le moins essentiel ; entre la périphérie et le noyau. Par attachement à des réalités qui ont été celles de notre éducation religieuse, ou par manque de réflexion en profondeur, on en arrive à mettre tout au même niveau d’importance, et par le fait même, à une susceptibilité à propos de tout ou de presque rien, qui rend le dialogue souvent bien difficile. À l’autre extrême on constate tous les jours qu’à force de tout mêler, on en arrive, surtout chez les jeunes, à un relativisme par trop évident. Que l’on ait l’honnêteté de situer ce qui est essentiel, fondamental – la pensée du Christ à travers l’Évangile – et ce qui est discutable dans l’application, en fonction de réalités d’une époque. Si ce relativisme était pour tous le tremplin d’un approfondissement et d’une recherche, ce serait bon ; mais en fait, au goutte à goutte, il s’installe dans combien d’esprits qui, sans s’en rendre compte, apportent de l’eau au moulin des tenants d’une rigueur qui confond la périphérie et le noyau.
Cette confusion entre l’essentiel et le moins essentiel est nette et vraie à propos des dogmes – on l’a dit et redit. J’en dirai un mot au sujet de l’Église. L’Église qui est la communauté de ceux qui, conduits par l’Esprit, annoncent Jésus-Christ aux hommes pour qu’ils découvrent qu’ils ont à devenir ce qu’ils sont, c’est-à-dire des fils de Dieu – eh bien le jour où l’Église cesse d’être cela, ce jour-là il faut la quitter – mais l’Église ainsi définie, elle, elle a besoin d’une institution, parce qu’elle est incarnée à l’image du Christ. « Dans l’histoire, les chrétiens qui ont cru pouvoir se passer de structures visibles, en ont reconstitué à leur insu ; aucun homme ne peut se passer de l’institution » (Frère Roger, de Taizé). Mais s’il s’agit des formes secondaires, par lesquelles l’Église-institution s’exprime, alors ne nous irritons pas des changements. Ces changements sont valables, s’ils sont des moyens de signifier au peuple chrétien ce qui est essentiel ; langue vulgaire oui, mais pour dire des paroles et un Esprit qui ne passent pas ; sacerdoce spirituel des fidèles, sacerdoce ministériel des prêtres, peuple de prêtres, oui, mais pour signifier que plus que jamais il n’y a qu’un seul prêtre, Jésus-Christ. Il faut aimer concrètement les hommes ses frères, mais bien sûr, et tout homme peut le faire sans être chrétien, mais l’Église rappelle au chrétien que d’une part, dans cet amour des autres il est un serviteur inutile, et d’autre part qu’il a à signifier un message qui porte à tout homme un sens de la vie, de la souffrance ou de la mort, sens qui est une des aspirations de l’homme actuel. Il faut élaborer une morale pour notre temps, oui bien sûr, mais suivant l’impératif éternel de « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». Demain peut-être des prêtres mariés, mais oui bien sûr, et peu importe, mais l’Église sauvegardera toujours le sens du célibat, consécration pour Dieu. L’Église est renouveau permanent dans la fidélité ; l’Église est dépositaire, gardienne de la parole qui est éternelle ; elle a à la fois à être au service du monde de 1972, et à rester profondément et totalement fidèle au Christ pour que l’on puisse le voir à travers elle. Plus on comprend l’immuable, l’essentiel, le noyau, plus on l’aime et plus on en vit ; plus on créera du nouveau, une périphérie qui signifiera cet essentiel bien-aimé. Le monde attend que l’Église lui apporte une nourriture spirituelle ; les hommes, même s’ils n’en ont pas conscience, ont tous faim et soif de Dieu ; l’Église doit être à l’écoute de l’homme pour lui signifier ce qu’il appelle : un Dieu pour les hommes et des hommes tournés vers Dieu.
Tensions :
Je terminerai par ce que je vous avais annoncé : quelques tensions qui sont la condition du chrétien. La fidélité à l’esprit de Jésus-Christ ne se réalise que dans la tension. D’abord parce que le Christ que j’annonce, moi prêtre, je le cherche toujours davantage ; même si l’expérience de ma vie m’a montré qu’il était mon sens. Tension parce que l’Esprit peut venir à moi par tous les chemins ; cet incroyant peut être pour moi une lumière qui doit se conjuguer avec celle de ma recherche ; cet adolescent ou cet adulte qui est en difficulté est une lumière pour moi ; il faut que je l’accueille, que j’accueille ce rayon de l’Esprit ; cet homme qui a des idées opposées aux miennes sur un plan humain, il m’apporte une lumière qu’il faut que je sache découvrir, et à laquelle il faut que je sache m’ouvrir.
Tension parce que la foi en Jésus-Christ doit se vivre dans le réel d’un monde qui n’est plus chrétien ; le réel de ce monde, il faut bien reconnaître qu’il est passionnant, même s’il est souvent douloureux ; il est prenant. Et à cause de cela, je risque à chaque instant de m’y laisser engluer ; à force de voir Jésus-Christ en tout homme, je risque bien de ne voir plus que l’homme et d’oublier Jésus-Christ, oubliant que si je dois tant aimer mon frère, c’est parce que je suis le modeste canal de l’amour que Dieu lui porte ; et cependant le frère que je vois de mes yeux semble m’envahir bien plus que ce Jésus-Christ que je ne vois que des yeux de la foi.
Tension parce que vivant dans l’amour au milieu de mes frères incroyants, je suis amené à partager cette absence de Dieu, à vivre humainement les choses humaines, et à résoudre humainement les problèmes humains. Dès lors une question ne peut pas ne pas se poser : que vient faire Dieu là-dedans ? Et je l’entends tous les jours. – Où est-il ? – Qui est-il ? – Autrement dit, l’absence de Dieu dans la conscience des hommes tend à mortifier, c’est-à-dire à faire mourir, la foi. Que deviendra ma foi si elle n’est pas assez forte pour voir Dieu à l’œuvre au cœur de la réalité des hommes et du monde ?
Tension parce que le monde avance avec des adultes et des jeunes. L’adulte porte en lui, qu’il le veuille ou non, un poids qui tend à lui faire figer la réalité vivante à partir de son expérience. Devant un monde qui l’absorbe, un monde captivant – qui rend captif – l’adulte risque d’avoir de la peine à se libérer de cette emprise ; il tend à réduire ce que les jeunes découvrent à une réalité tirée de son expérience passée ; il risque de ne plus savoir s’étonner, et donc, peut-être de ne plus savoir découvrir. L’adulte est porté à s’asseoir, et tous les adultes, ceux d’aujourd’hui comme ceux de demain, goûteront l’amère odeur de cette tentation. En cela je dirais que l’idéalisme des jeunes peut être une bonne chose ; il empêche le monde de s’asseoir, il oblige le monde des adultes à réfléchir sur son expérience et surtout à la dépasser ; à remettre en chantier, c’est-à-dire à se remettre debout pour affronter un avenir qui est toujours nouveau. Dire simplement « c’est la vie », ou « c’est comme cela », c’est s’asseoir ; et il est souhaitable que les jeunes ne le tolèrent pas. Ce qui fait qu’une époque porte des fruits nourrissants, c’est qu’a été accepté l’affrontement entre un idéalisme peut-être un peu tout fou sur les bords, mais souvent créateur à terme, et une expérience qui risquerait bien de se rassir vite, si elle n’était un tremplin créateur.
Tension encore : la foi en Jésus-Christ apparaît à l’homme moderne comme une dépendance vis-à-vis d’un autre. Or dès qu’on prononce le mot de dépendance, l’homme d’aujourd’hui traduit : aliénation. Comment vivre cette dépendance de telle sorte qu’elle n’apparaisse pas comme une aliénation, mais pour ce qu’elle est : la seule vérité et liberté de l’homme, sa libération – dans nos termes d’enfance, nous disions son salut. Au fond il s’agit de signifier en le vivant que l’homme est d’autant plus homme qu’il est plus fils ; que l’homme a un sens, mais qu’il n’est pas le sens.
Tension encore parce qu’il faut concilier certitude et recherche. Si je vous dis que j’ai la certitude, moi prêtre, que la foi en Jésus-Christ est le sens de tout homme et du monde, je fais dire « ouf ! » à certains – « En voilà un qui ne va pas défroquer ! » et puis j’en bloque d’autres – « Ah ! On savait bien qu’il était raide ! » En réalité ma certitude n’a de sens que si elle a le courage de remettre en question ce que j’ai admis, pour vérifier si je ne suis pas sorti des chemins de l’Esprit ; et si je suis disponible pour chercher quels sont les chemins de l’Esprit pour demain et pour l’avenir, en fonction du monde des hommes mes frères. Parce que j’ai fait l’expérience d’une lumière qui m’a conduit, qui a éclairé ma route jusqu’à aujourd’hui, j’ai la certitude dans la foi que le Christ est vérité de l’homme hier comme aujourd’hui et comme demain ; et cela ne passera pas. Mais parce qu’il y a un avenir, devant moi, comme devant tout homme, j’ai à chercher avec mes frères comment l’Esprit éclaire cet avenir ; j’ai à être disponible à des chemins peut-être tout nouveaux et peut-être choquants pour moi, mais éclairés par un Esprit dont j’ai la certitude qu’il est, lui, toujours le même. Cette tension vient donc de la situation paradoxale du chrétien ; elle est de toujours. Lisez saint Jean au chapitre 17 « Vous serez dans le monde et pas du monde » ; lisez le Père Matagrin à la fin de la conférence qu’il a faite sur le synode : « Le chrétien doit à la fois travailler avec tous ceux qui croient que l’homme est l’avenir de la création, et en même temps témoigner que seul, Dieu est l’avenir absolu de l’homme ».
Toutes ces tensions qui ne nous laissent pas tranquilles, expriment que la situation du chrétien est une situation de paradoxe. Si notre vie n’était pas vie au cœur de ces tensions, nous serions du monde. Et le pauvre de la première béatitude n’est-il pas celui qui sait accepter joyeusement ce paradoxe, parce qu’il l’assume chaque jour dans l’Esprit.