Teilhard de Chardin
un livre de Jacques Arnould
par Jean-François Dalloz
Jacques Arnould, Teilhard de Chardin, Éditions Perrin 2005, 396 pages, 22€

Teilhard de Chardin

L’auteur1 et Teilhard ont beaucoup de points communs. L’un et l’autre sont prêtres, le premier dominicain, le second jésuite. Tous deux passionnés de science, éclaireurs de l'évolution du vivant, jetant de nouveaux ponts entre la Science et la Foi, s'engageant en toutes circonstances. Jacques Arnould est aussi l'auteur de Dieu versus Darwin (Albin Michel, 2007), un vi­goureux plaidoyer “évolutionniste” face aux “créationnistes” (surtout améri­cains) adeptes d'une inter­prétation littérale de la Bible, donc fidèles au récit biblique de la création, au mythe d'Adam et au dogme du péché originel.

 

Dans cet article, j'ai repris tel quel de nombreux passages du livre, renonçant à mettre des guillemets pour ne pas casser le rythme de la lecture. Que l'auteur et les lecteurs me le pardonnent.





L'itinéraire d'un nomade

1859. Publication de L'Origine des espèces de Charles Darwin.

1er mai 1881. Naissance de Pierre Teilhard de Chardin à Sarcenat, au pied des puys d'Auvergne.

20 mars 1899. Pierre entre au noviciat des jésuites de la province de Lyon à Aix-en-Provence et prononce ses premiers vœux à Laval en mars 1901. Les congrégations religieuses venant d’être interdites en France, les jésuites s'installent à l'île de Jersey où Pierre arrive en 1901. Il y restera jusqu'en 1905 pour ses trois années de philosophie.

Septembre 1905. Pierre arrive au Caire pour une tâche d'encadrement et d'enseignement au collège de la Sainte-Famille. Il visite les pyramides, le Sphinx, Héliopolis, Memphis, Louxor, Karnak.

Septembre 1908. Pierre rejoint le scolasticat des jésuites à Ore Place (près de Hastings, East Sussex).

25 août 1910. Le mouvement « Le Sillon » de Marc Sangnier est condamné par Pie X dans sa lettre encyclique aux évêques de France et le 26 novembre 1910 Teilhard prononce le serment antimoderniste imposé par Pie X par le décret Lamentabili sane exitu du 3 juillet 1907.

24 août 1911. À Ore Place, Pierre Teilhard de Chardin est ordonné prêtre par un évêque anglais. Ses parents sont venus. Quelques semaines plus tôt, Pierre a perdu sa soeur Françoise, religieuse en Chine.

À partir de juillet 1912. Collaboration scientifique avec le professeur Marcellin Boule au Muséum d'Histoire Naturelle de Paris.

1er août 1914. Mobilisation générale et déclaration de guerre. Son frère Gonzague meurt au front le 12 novembre 1914.

Décembre 1914. Teilhard est mobilisé et affecté à la 13ème section d'infirmiers et ensuite, en 1915, au 4ème régiment mixte de zouaves et de tirailleurs, qui participe aux batailles les plus sanglantes du conflit. Il est à Verdun de mai 1916 à janvier 1917, et participe à l'offensive du Chemin des Dames en 1917. Le 3 mai 1918, son frère Olivier meurt au front.

26 mai 1918. Teilhard prononce ses voeux solennels à Sainte-Foy-lès-Lyon et est démobilisé en Allemagne en mars 1919.

Pâques 1919. Teilhard est de retour à Paris et se porte candidat à la chaire de géologie de l'Institut catholique de Paris dont le précédent titulaire était son ami Jean Boussac, tué près de Verdun en septembre 1916. Mais pour ce faire il doit d'abord préparer une licence en sciences naturelles, contrainte à laquelle il se soumet au pas de charge.

1922. Pierre publie une Note sur quelques représentations historiques du Péché originel, note qui va grandement déterminer son avenir.

1923. Reconnaissance de ses qualités scientifiques : Prix de la Société Géologique de France, prix Roux de l'Académie des Sciences

De mai 1923 à octobre 1924. Premier séjour en Chine et début d'une longue carrière d'homme de terrain. Il rejoint son confrère jésuite, le père Émile Licent, au musée laboratoire de T'ien-Tsin. Avec lui, expéditions géologiques et paléontologiques dans le désert des Ordas (été 1923) et au désert de Gobi (printemps 1924).

1923-1924. En France, des catholiques intégristes mettent en place un réseau surveillant l'application des décrets de Rome et dénoncent ceux qui ne s'y plieraient pas.

15 octobre 1924. Teilhard de Chardin est de retour en France. Après son séjour en Chine qu'il considère comme un intermède, il est persuadé que sa vie se déroulera à Paris, véritable plaque tournante de la pensée scientifique et religieuse. À peine arrivé à Paris, une lettre de son provincial, Costa de Beauregard, lui apprend que sa Note sur le Péché originel (1922), envoyée à Rome par un indicateur, a fortement déplu. On lui demande de promettre par écrit que jamais il ne dira ni n'écrira contre la position traditionnelle de l'Église sur le péché originel. Finalement il doit se soumettre et signe la promesse. Mais dès avril 1926 cette promesse ne semble pas donner suffisamment d'assurances aux autorités ecclésiastiques, qui l’obligent à abandonner son enseignement à l'Institut catholique de Paris et à repartir en Chine. Pour Teilhard, c'est une vie de nomade qui commence et qui durera jusqu'à sa mort —entrecoupée de brefs séjours en France ou aux États-Unis, d'aventures diverses et tout en poursuivant ses réflexions, rédactions, conférences scientifiques, philosophiques ou théologiques. L'exil en Chine durera de 1926 à 1946.

Lors de la traversée sur le paquebot Angkor qui le ramène en Chine, Teilhard fait la connaissance du sulfureux Henry de Monfreid et de sa femme avec lesquels il se lie d'amitié.

10 juin 1926. Arrivée à T'ien-Tsin. Teilhard retrouve le père Licent. Tous deux accomplissent de nouvelles expéditions sur les hautes terres de loess du Shanxi (1926), en Mandchourie (1927) et à la frontière sibérienne de Kulun-Nor (1929). Ce seront ses dernières expéditions avec Licent, à qui il reproche d'être avant tout un collectionneur plutôt que de chercher à donner aux fossiles une signification au sein de l'histoire du monde.

Automne 1926. Teilhard entame la rédaction du Milieu divin, qui faute d’imprimatur des autorités ecclésiastiques ne sera publié que trente ans plus tard.

Les expéditions sur le terrain continuent de plus belle. En 1929, c'est l'importante découverte d'un crâne sinanthrope adulte.

Début 1930. En Mandchourie et en Mongolie avec son ami Barbour et en mai 1930 le désert de Gobi avec l'expédition organisée par l'American Museum of Natural History de New York.

De mai 1931 à février 1932. Pierre participe à la “Croisière jaune” organisée par Citroën, une suite de péripéties : traversée de pays en conflit, divergences avec leurs autorités, conditions climatiques extrêmes, pannes.

Juillet 1933. Washington. Communication sur le “Fossil man of China” au XVIIIe Congrès de Géologie International.

28 octobre 1934. Teilhard achève la rédaction de l'essai Comment je crois.

1935. Naissance de Jean-François Dalloz, ami posthume de Teilhard. [Ndlr]

De janvier à mars 1935. Pour établir le lien géologique entre les couches à Sinanthrope de la Chine du Nord et le Pithécanthrope de Java, Teilhard organise une expédition dans l’extraordinaire région de Kweiling, forêt de hauts piliers calcaires, rocs fantastiques émergeant d’un sol rouge brique où la rivière est une eau transparente de vert jade.

Des expéditions à nouveau, au Cachemire en 1935, avec Helmut de Terra, puis à Java pendant l’hiver 1936, pour déterminer la similitude entre les fossiles de Java et de Pékin, puis à nouveau en Birmanie en décembre 1937 avec Helmut de Terra, qui a besoin des compétences de Teilhard en géologie et en paléontologie pour identifier les outils mis à jour, et enfin à Java en avril 1938, au cours de laquelle Teilhard, Helmut de Terra et Koenigswald dressent un arbre phylogénétique des préhominiens en Asie.

Début 1939. À l'issue d'une conférence donnée au Muséum d'histoire naturelle de Paris, Teilhard rencontre Jeanne Mortier qui a été subjuguée par le caractère novateur du Milieu divin.

Juin 1939. Teilhard embarque pour les États-Unis avec sa cousine Marguerite. Puis à Vancouver où le rejoint Lucile Swan, il embarque pour la Chine.

Août 1939. Teilhard rejoint Pékin où le supérieur des jésuites l’accueille froidement : « Mon révérend père, vous êtes indésirable parce que évolutionniste et communiste ; il faudrait que vous retourniez en France le plus tôt possible... »

3 septembre 1939. Déclaration de guerre de la France à l'Allemagne. Premier semestre 1940. Défaite de la France. Appel du 18 juin alors que Teilhard achève la rédaction de l'ouvrage Le Phénomène humain commencé deux ans plus tôt.

La vie continue. En décembre 1940, retour sur le site du sinanthrope grâce à l’entremise de Robert Guillain, journaliste français retenu en Chine à cause du conflit.

3 mars 1941. Conférence à l'ambassade de France sur L'avenir de l'homme, vu par un paléontologiste.

Automne 1941. Occupation des grandes villes chinoises par les Japonais dont l'offensive a débuté en 1937.

7 et 8 décembre 1941. Destruction de la flotte américaine à Pearl Harbour, avec laquelle s'effondrent les espoirs de Teilhard de se rendre aux États-Unis.

Avril 1944. Après bien des péripéties, le manuscrit du Phénomène humain arrive à Rome. Dès le mois d’août, Teilhard sera informé que l'autorisation de publier lui est refusée.

Mars 1946. Pékin. Teilhard est prévenu par le nouvel ambassadeur de France auprès de la Chine nationaliste que le gouvernement français souhaite le voir rentrer le plus tôt possible à Paris. Arrivé le 3 mai 1946, Teilhard s'installe à la maison jésuite des Études, 15 rue Monsieur. Il ne reverra jamais la Chine.

Janvier 1947. Malgré les amendements au Phénomène humain proposés par le père Henri de Lubac et Mgr Solages, et pris en compte par Teilhard, l'autorisation de publier est refusée.

1er juin 1947. Paris. Teilhard est atteint d'un infarctus du myocarde. Hospitalisé, il apprend, maigre consolation, qu’il est élu membre correspondant de l'Académie des Sciences et promu au grade d'officier de la Légion d'Honneur « en tant que scientifique considéré dans le domaine de la géologie et de la paléontologie comme une gloire de la science française ».

Septembre 1947. Teilhard reçoit une lettre préventive du général des jésuites lui rappelant l'interdiction de toute espèce de publication en matière de philosophie et de théologie. C'est le début d'un nouveau parcours de nomade entrecoupé de brefs séjours en France.

Février 1948. Invité de la Viking Foundation, Teilhard débarque à New York où l'attendent ses deux amies Lucile Swan et Rhoda de Terra. Il s'installe dans une chambre de domestique : un bureau, trois chaises, une table basse. Il y tient à peine debout. Le téléphone est dans le couloir. Teilhard mène la vie inconfortable de nomade, jamais définitivement installé, toujours prêt à décamper.

Octobre 1948. Rome. « Je ne vais pas à Rome […] pour demander quoi que ce soit, mais plutôt pour jeter à la tête de mon Église tout ce qui est devenu évident pour moi au cours des années. […] On maintient le Christ trop petit (en comparaison du Monde) » […] « Le Vatican et ceux qui l'entourent se caractérisent par un manque radical de foi et de ferveur humaine. ». Teilhard quittera Rome un mois plus tard sans avoir obtenu l'autorisation de publier.

22 mai 1950. Il est élu membre non résident de l'Académie des Sciences en section minéralogie.

Fin 1950. Teilhard ne se soucie plus guère de ce que pense Rome et distribue de manière « très privée » son nouvel essai, Le Coeur de la Matière.

2 juillet 1951. Pour court-circuiter tout veto pontifical à la publication de ses oeuvres après sa mort, Teilhard en fait don à Jeanne Mortier.

À partir d’octobre 1951. Teilhard s'installe chez les jésuites à New York. Il y donne de nombreuses conférences. Au menu, australopithèques, la Préhistoire en Afrique du Sud (où il a fait deux expéditions en 1951 et 1953) et l’“Early Man”.

Début 1954. Il rencontre Malraux « décidément à la recherche d'un Dieu » et essuie un nouveau refus de Rome à la publication de ses œuvres. En octobre il rencontre le physicien Niels Bohr lors d'un symposium à l’Université de Columbia.

Décembre 1954. Teilhard est malade. Son amie Lucile Swan arrive de Washington pour s'occuper de lui. Son ami Pierre Leroy lui rend visite pour les fêtes de Noël.

10 avril 1955. Le jour de Pâques, à six heures de l'après-midi, Pierre Teilhard de Chardin meurt d'une hémorragie cérébrale.

11 octobre 1962. Le pape Jean XXIII ouvre le concile Vatican II au cours duquel les idées de Teilhard influenceront plusieurs acteurs du concile.



Le creuset familial

C’est l'Auvergne où il naît quatrième d'une famille de onze enfants. Son père, Emmanuel, lui apprend l'art et le goût de l'observation, d’où lui viendra l'amour des pierres et de la matière. À propos de sa mère Berthe-Adèle, dont un des arrière-grands-oncles est Voltaire en personne, il écrit : « C'est à elle que je dois le meilleur de moi-même. D’elle me sont venus l'amour de Dieu et l'indépendance de l'âme devant l'adversité. » Chaque fois qu'il le peut au cours de sa vie de nomade, il revient se ressourcer quelque jours à Orcines ou à Sarcenat. Le creuset familial, c'est aussi sa cousine Marguerite Teilhard-Chambon dont l'ambition est d'instaurer un enseignement privé des jeunes filles qui soit au niveau de celui organisé par l'État à la suite des mesures de laïcisation de Jules Ferry. Agrégée en 1904, elle prend la direction de Notre-Dame de Sion à Paris. Avec son cousin, elle partage l'expérience d'un engagement total. Marguerite a-t-elle été pour Pierre la Béatrice de Dante, comme le suppose Jean Guitton ? Marguerite sera sa corres­pondante de guerre et de cœur pendant le conflit de 14-18. Avec elle, il aura découvert le charme fémi­nin, et les amitiés qu'il nouera au cours des trente années qui suivront en sont la preuve irréfutable.

Le prêtre

Alors que l'Église de France est en butte à l'adversité, immédiatement après avoir été reçu à son baccalauréat, Pierre informe sa famille de son désir d'entrer chez les jésuites. Au cours d’un noviciat qui dure dix-huit mois, il découvre la vie religieuse et entame la longue formation des jésuites, tant humaine qu'intellectuelle. Par nécessité, celle-ci ne s'achèvera qu'en décembre 1914, lorsque le “père Teilhard de Chardin” rejoindra le front.

Le père Teilhard a une haute idée de son sacerdoce. Il veut redonner sa place à l'Espérance. Expliquant à un proche dans quel esprit il prononcera ses vœux solennels, il déclare : « Je vais faire vœu de pauvreté : jamais je n'ai mieux compris à quel point l'argent peut être un moyen puissant pour le service et la glorification de Dieu. Je vais faire voeu de chasteté : jamais je n'ai mieux compris à quel point l'homme et la femme peuvent se compléter pour s'élever à Dieu. Je vais faire voeu d'obéissance : jamais je n'ai mieux compris à quel point Dieu rend libre dans son service. »

Au cours d'une méditation, il s'adresse à ses frères en sacerdoce comme lui dans le réel de la Grande guerre : « Jamais vous n'avez été plus prêtres que maintenant, mêlés et submergés que vous êtes dans la peine et le sang d'une génération, — jamais plus actifs —, jamais plus dans la ligne directe de votre vocation. »

C'est peut-être dans La Messe sur le monde que l'on trouve le plus l'importance qu'il attache au sacré. S'il parle de la messe comme un « sacrement du Monde » ou comme un « sacrement de la Terre », c'est parce que, à ses yeux, l’autel où ce sacrement est célébré est la Terre elle-même.

Pour lui le prêtre est aussi celui qui doit porter intégralement le poids de la vie, et montrer en soi comment peuvent s'allier le travail humain et l'amour de Dieu.

Enfin et surtout il faut concilier science et foi : « L'effort pour savoir est sacré » et il professe que l'accroissement ininterrompu du savoir est une valeur chrétienne. Parfois accusé de panthéisme, il n'affirme pas que Dieu s’identifie au monde, mais qu'il se révèle à travers lui et y agit.



La guerre

Le principal souci de Teilhard est de partager le même sort que ses camarades. Il collectionne les citations. 29 août 1915 : « A fait preuve de la plus grande abnégation et d'un mépris absolu du danger » ; 17 septembre 1916 : « du 15 au 19 août 1916 a dirigé des équipes de brancardiers sur un terrain bouleversé par l'artillerie et battu par les mitrailleuses... Est allé chercher à une vingtaine de mètres des lignes ennemies le corps d'un officier tué et l’a ramené dans les tranchées » ; « le 20 mai 1917 est allé spécialement dans une tranchée soumise à de très violents tirs d'artillerie pour y recueillir un blessé ». Le 21 mai 1921, il est fait chevalier de la Légion d'honneur : « brancardier d'élite qui, pendant quatre ans de campagne, a pris part à toutes les batailles, à tous les combats où le régiment fut engagé, demandant de rester dans le rang pour être plus près des hommes dont il n'avait cessé de partager les fatigues et les dangers ». Il aura connu les conditions de vie sur le front : la promiscuité et l'ennui, les déluges de feu, l'horreur de la guerre et la bassesse des hommes, les cris des blessés, la mort omniprésente... Et l'humiliation et la frustration du brancardier qui ne monte pas à l'assaut : « On se sent petit auprès des combattants et ils vous le font sentir. » Cependant les soldats musulmans respectent en lui « l'homme de Dieu » et l'appellent volontiers « Sidi marabout », impressionnés par son courage, sa résistance physique et sa capacité à sortir sain et sauf des pires situations. C'est durant ce temps de guerre que Teilhard plante les racines les plus profondes de son engagement religieux et sacerdotal.



L'homme de science

Si l'itinéraire chronologique de Teilhard nous révèle l'homme de science, il ne met guère en évidence le cheminement intellectuel du scientifique qui n'aura jamais cessé de chercher et comprendre. Ainsi la géologie le conduit rapidement à la paléon­tologie dont la mise en perspective le mène à l'étude de l'évolution. Le point de départ est, dès sa plus tendre enfance, la passion des pierres, l'attirance de la matière. Lors de son séjour à Jersey, où les jésuites ont installé un laboratoire de géologie, ses temps libres, dimanches et jours fériés, sont con­sacrés à l'exploration de l'île. En Égypte, il accumule les découvertes de fossiles dont il envoie des spéci­mens à divers correspondants. Pour cet inlassable homme de terrain, dans des conditions exigeant en­gagement et ascèse, la Chine sera « l'âge d'or géolo­gique » et il est heureux de la franche amitié qui existe au sein de la communauté des savants : Chi­nois, Américains, Suédois, Russes, Français travail­lant dans une atmosphère cordiale et intellec­tuellement stimulante. À partir de 1929, il occupe le poste de conseiller du service géologique à Pékin.

Son professeur, Marcellin Boule, qu'il retrouve à Paris en 1919, a recours aux fossiles de mammifères trouvés autour des coulées basaltiques pour reconstituer les éruptions volcaniques du Massif central et, pour lui, la paléontologie est une servante de la géologie. Le père Licent, avec qui Teilhard fera de nombreuses expéditions en Chine, partage le même point de vue. À cet égard, la distance que Teilhard prendra ne relève pas d'une question de méthode de travail ou d'une querelle de discipline. Il cherche à mettre à l'horizon de son travail l'étude de ce qu'il appellera le “phénomène humain”. Par sa double qualité d'homme de science et de prêtre, il lie la Terre et l'Homme. Ainsi sa Note sur le Péché originel (1922) tente explicitement de répondre au défi lancé par les sciences de la nature à la foi et à la réflexion théologique chrétiennes, au moment où, s'appuyant sur les découvertes récentes de la génétique et de l'hérédité, les théories évolution­nistes prennent une importance croissante non seulement en biologie mais dans la manière d'appré­hender la personne humaine. Pour Teilhard « la géo­logie est [...] comme une racine, qui me chasse, par sa sève, vers les questions humaines […] Je ne puis vivre hors de là. » Son confrère, le père Maréchal, qui n'hésite pas à le critiquer, lui écrit cependant en 1933 : « Nul ne tient aujourd'hui en main comme vous toutes les données théologiques, philoso­phiques, scientifiques, du problème de l'évolution. » Ce n'est donc pas par hasard qu'est créé en 1940 à Pékin un « Institut de Géobiologie » dont la direction sera confiée à Pierre Teilhard de Chardin.



Le Phénomène humain

Teilhard nous a laissé une œuvre écrite aussi variée qu'immense dont le point d'orgue est certainement Le Phénomène humain, mûri pendant une quarantaine d'années, trait d'union entre ses visions de la science et de la foi. Lors d'une conférence qu'il donne à Shanghai en novembre 1942, Teilhard cite sir James Jeans : « À quoi se réduit la vie ? Tomber, par erreur, dans un univers qui, de toute évidence, n'était pas fait pour elle ; rester cramponné à un fragment grain de sable, jusqu'à ce que le froid de la mort nous ait restitués à la matière brute ; nous pavaner pendant une toute petite heure sur un tout petit théâtre, en sachant très bien que toutes nos aspirations sont condamnées à l'échec final et que tout ce que nous avons fait périra avec notre race, laissant l'univers comme si nous n'avions existé. [...] L'univers est indifférent […] à toute espèce de vie. » Teilhard a entendu maintes fois ce propos venant aussi bien d’anticléricaux, d’athées, d'agnostiques ou d'esprits ouverts aux sciences modernes. De même, concluant Le Hasard et la Nécessité, Jacques Monod écrit en 1970 : « L'homme sait qu'il est enfin seul dans l'immensité indifférente de l'Univers d'où il a émergé par hasard. » Pour sa part Teilhard cherche à donner à l'homme une place cohérente dans l'univers.

Il nous propose donc au départ une histoire de la vie avec une rétrospective de l'évolution, une opération familière aux paléontologues. « Une continuité évidente mais dissimulée sous un revêtement de discontinuité […] voilà ce que nous avons aperçu en suivant pas à pas le développement des formes anthropoïdes. Des Tupaïdés nous avons dû sauter aux Lémuriens et aux Tarsiens, des Tarsiens aux petits singes primitifs du Fayoum, des singes oligocènes aux anthropomorphes miocènes ; des anthropomorphes aux hommes paléolithiques ; des hommes paléolithiques à l’homme moderne. » Pour Teilhard, « l'éclosion de la vie sur Terre appartient à la catégorie des événements absolument uniques, qui, une fois posés, ne se répètent plus. » À ce point de vue il convient d'associer une idée chère à Teilhard, celle de la loi dite de comple­xité/conscience. Une formule lapidaire la résume : « Toujours plus de complexité : et donc toujours plus de conscience. » Formule que Teilhard explique ailleurs plus longuement : « Laissée assez longtemps à elle-même sous le jeu prolongé et universel des chances, la matière manifeste la propriété de s'arranger en groupements de plus en plus complexes, et en même temps de plus en plus sous-tendus de conscience. » Dans cette optique « la vie n’est autre chose que l’effet spécifique attaché aux complexités extrêmes » et « là où se forment les plus puissants cerveaux jamais construits par la Nature […] la Pensée est là. » Un seuil critique est passé. « Par l'hominisation, en dépit des insigni­fiances de la saute anatomique, c'est un âge nouveau qui commence. La terre trouve son âme. » Et l'homme qui n'est pas autre chose que l'évolution devenue consciente d'elle-même va devenir en même temps « la flèche montante de la grande synthèse biologique ». Ici nous rejoignons un autre pilier de la pensée de Teilhard : l'univers est en genèse permanente, il est assuré d'aboutir : « L’Homme est irremplaçable […] il doit aboutir, non pas nécessairement, sans doute, mais infailliblement. » Arrivé au sommet où il se trouve, Teilhard se tourne vers l'avenir. Les portes de l'avenir ne seront pas réservées à quelques privilégiés ou à un seul peuple élu : « Elles ne céderont qu’à une poussée où tous ensemble, dans une direction où tous ensemble peuvent se rejoindre et s'achever dans une rénovation spirituelle de la Terre.2 » Enfin rejoignant le domaine de la Foi, il écrit : « Le christianisme représente l'unique courant de pensée assez audacieux et assez progressif pour embrasser pratiquement et efficacement le monde dans un geste complet, et indéfiniment perfectible […] » Qu'en pensent les autorités ecclésiastiques ?



Querelles vaticanes

Quand Teilhard embrasse le sacerdoce, l'Église est confrontée au conflit entre les promoteurs d'une science qui devrait s'imposer à elle et les défenseurs de l'orthodoxie, tenant de la vérité qui juge toutes sciences humaines. Face à cette crise, le pape Pie X promulgue le décret Lamentabili sane exitu condamnant les 65 principales erreurs du modernisme, et Teilhard qui doit être ordonné prêtre au cours de l'été 1911 se soumet à l'obligation du serment antimoderniste de Pie X. Par la suite il aura le sentiment constant de vivre « dans le feu », celui de la critique des autorités ecclésiastiques. Ces tracas ne l'empêchent pas et ne l'empêcheront jamais de mener ses travaux scientifiques. Fort de sa connaissance du passé scientifique de la terre, des vivants et de l'humanité, le jésuite veut montrer que la pensée chrétienne doit prendre au sérieux ces découvertes scientifiques et reconsidérer les éléments désuets de sa doctrine. Pour Teilhard de Chardin « l'idée d'une seule planète hominisée au sein de l'univers nous est déjà devenue […] presque aussi impensable que celle d'un homme apparu sans relations génétiques avec le reste des animaux de la terre. » Il veut faire évoluer une Église qui a peur de se plonger dans le monde. Il appelle à un rajeunissement de l'Église, dépourvue à peu près complètement d'organes de recherche, à la différence de tout ce qui vit et progresse autour d'elle. Sa Note sur le Péché originel (1922) est le début d'un affrontement avec les autorités romaines, qui ne s'éteindra qu'avec sa mort. Ainsi le 30 janvier 1949, L’Osservatore Romano publie une mise au point qui s'achève en ces termes : « En résumé, il est de notre devoir de préciser que, sans refuser au Père sa spéciale compétence en paléontologie, il faut bien reconnaître […] que beaucoup de ses observations de caractère doctrinal sont sujettes à de graves réserves, étant donné que son système, sous l'aspect philosophique et théologique, n'est pas dénué d'obscurité et d'ambiguïté dangereuses. » Dans son encyclique Humani Generis du 12 août 1950, Pie XII dénonce les erreurs auxquelles l'Église est confrontée, parmi lesquelles figurent les sciences positives (histoire, biologie, anthropologie). En 1951, les autorités ecclésiastiques interdisent la vente des ouvrages de Bouillard et de Henri de Lubac et exigent leur retrait des bibliothèques de théologie. Sur le terrain, cette situation conduit à une rupture avec une partie de la hiérarchie. Le soi-disant « caractère dangereux de ses idées » oblige Teilhard à passer ses manuscrits sous le manteau. Il a le sentiment d'être un spectateur impuissant face à des expressions exagérées de conservatisme et prend le maquis afin d'œuvrer pour une Église plus vivante. Lors de son retour à Pékin en août 1939, le père Marin, supérieur de la communauté jésuite, lui assène : « Vous êtes évolutionniste, donc c'est suffisant pour prouver que vous êtes communiste. » Si face à la hiérarchie Teilhard fait le dos rond, les critiques qu'il confie à ses amis ne manquent ni de virulence, ni d'humour. Dans son journal, il parle de « certaines revendications ecclésiastiques mes­quines, intempestives […] ou absolument mal­heureuses, comme celle du Pape. » Dans une lettre à Auguste Valensin en 1925, il écrit : « On s'imagine que la géologie me pervertit, alors qu'elle est pour moi un calmant et un dérivatif. » Il pense que le chemin qui permettra au catholicisme de se débarrasser « des intrigues vaticanes et des oripeaux de sacristie » sera difficile. Il se sent parfois révolté vis-à-vis de l'Église « comme si l'esprit de mon grand-oncle Voltaire […] se prolongeait curieu­sement en moi. » Il considère la découverte d'un crâne semblant faire la transition entre le Pithé­canthrope et les hommes de Neandertal comme « un bon pavé dans la mare des théologiens. » Après son passage à Rome en 1948, il parle du « baroque ampoulé des églises […], de la baguette des péniten­ciers au confessionnal. […] et du plus effa­rant dis­play d'accoutrements ecclésiastiques que l'on puisse concevoir. » Malgré tout, jusqu'au bout, Teilhard restera fidèle à l'Église et suivra scrupuleusement les règles d'obéissance religieuse. Jusqu'au bout il aura mis en pratique ce mot de Saint-Exupéry : « Pour agir sur sa maison, il faut être de sa maison. »



Les amis

Tout au long de sa vie, Teilhard aura découvert des trésors d'amitié auprès de ses compagnons de sacerdoce, de terrain, de laboratoires ou d'aventures. Nul doute que ses amis l'auront aidé à traverser les moments difficiles qui auront jalonné sa vie.

Pendant près de 50 ans, le père Auguste Valensin, qu'il a connu au noviciat, sera pour lui un ami fidèle et un conseiller averti. Apprenant sa mort à Nice en 1953, Teilhard écrit à sa cousine Marguerite : « C'est lui qui m'a appris à penser. Je pouvais tout lui dire, et sans nous le dire beaucoup nous nous aimions profondément. »

Teilhard fait partie des premiers étudiants d'un jeune et brillant géologue, Jean Boussac, professeur à l'Institut Catholique, tué près de Verdun en septembre 1916.

Le professeur Marcellin Boule, enthousiaste lecteur de Darwin, aura une influence considérable sur Teilhard, devenu son élève puis son collègue au Muséum d'Histoire Naturelle.

C'est en 1914 qu’il avait rencontré le père Émile Licent, compagnon de nombreuses expéditions en Chine, et ils avaient commencé à correspondre au début des années 1920, au moment où Teilhard prenait pied dans le milieu scientifique parisien.

Georges Barbour, un ami scientifique écossais, a coutume de dire à Teilhard : « Vis comme si tu allais partir », en quelque sorte une description de l'existence pratique et spirituelle de Teilhard, qui l'accompagne dans de nombreuses expéditions.

C'est par l'intermédiaire de l'abbé Breuil qu'il fait la connaissance d'Édouard Leroy, philosophe des sciences et successeur de Bergson au Collège de France. Les deux hommes se rencontrent souvent. Ils ont de longs échanges sur la philosophie du vivant, la biosphère. Breuil est aussi lié au « pirate de la Mer Rouge » (Monfreid) et à l'occasion partage la fonction de tuteur auprès de la progéniture de l'aventurier français. On les verra souvent ensemble sur le terrain.

Henry de Monfreid a quitté la France en 1911. Après avoir travaillé dans le comptoir d'Arthur Rimbaud, il comprend vite l'intérêt du commerce des armes dans une région aux nombreuses tribus insoumises. Plus tard, le haschisch accompagne, puis remplace les armes. Teilhard le rencontre à bord du paquebot Angkor en 1926 et n'ignore rien de son trafic. Mais l'amitié qui le lie à Monfreid restera toujours très forte.

Autre compagnon d'expédition : le docteur Helmut de Terra, dont il a fait la connaissance à Washington en 1933, est pour lui un véritable frère. Son épouse Rhoda deviendra un peu plus tard une de ses fidèles correspondantes.

Outre celles qui viennent d'être citées, Teilhard eut de nombreuses autres amitiés. Il eut aussi l'occasion de connaître des personnes dont les noms sont encore dans nos mémoires : le père Henri de Lubac, un des cinq professeurs limogés en 1950 de la faculté jésuite de Lyon, artisan du renouveau théologique, qui devint cependant cardinal en 1983 ; Mgr Bruno de Solages, qui apporta son soutien aux idées de Teilhard ; Julian Huxley (frère de Aldous, qui a écrit Le meilleur des Mondes) premier directeur de l'Unesco, qui écrira de Teilhard que « tous deux suivent des lignes de pensée parallèles » ; Jacques Maritain que Teilhard juge « sympathique mais incapable de penser en termes de cosmogénèse » ; Jean Guitton qui l'a encouragé à écrire Ce que je crois ; Romain Gary rencontré à New-York, dont il ne partage pas les convictions. Mais la figure du père Tassin, dans Les Racines du Ciel, n'aurait-elle pas été inspirée par Teilhard ?



L'éternel féminin

Sans avoir l'ombre d'un doute sur la fidélité irréductible de Teilhard au vœu de chasteté, Jacques Arnould n'hésite pas à évoquer l'expérience d'un homme qui, sans nier sa consécration à Dieu, a su, avec des amies, expérimenter le meilleur de l'amitié en même temps qu'une part de l'accomplissement de sa quête spirituelle.

C'est sa cousine Marguerite qui a présenté à Teilhard Léontine Zanta, l'une de ses meilleures amies, belle élégante qui réunit chez elle les philosophes, théologiens et ecclésiastiques les plus en vue. Membre des Équipes sociales, c'est une militante féministe qui fait partager à Teilhard ses convictions quant à l'importance des femmes et du féminin pour unifier le monde.

Claude Rivière est une femme qui fascine Teilhard. Agrégée de lettres, elle a enseigné en France et aux États-Unis. À partir de 1923, commence pour elle une vie d'aventurière ; elle est successivement pêcheuse d'huîtres à perles, vendeuse de coprah, organisatrice de courses de chèvres en Inde, ou encore meneuse d'une troupe de danse tahitienne.

Tout aussi exceptionnelle est Ida Treat, dont il a fait la connaissance dans le laboratoire du professeur Boule. Ida arrive en France en 1912, elle fait la connaissance de Paul Vaillant-Couturier, un des futurs dirigeants du Parti communiste français ; les deux jeunes gens se marient en 1923. Paléontologue, mais aussi militante engagée et passionnée, elle défend les idées de Marx et les enjeux du communisme. Bien que tout semble les opposer, Teilhard tombe sous le charme de cette femme qui parle six langues et en écrit quatre dans des revues littéraires et scientifiques. À son confident, le père Valensin, il écrit : « La communiste m'écrit souvent, et je suis étonné, sans cesse, de l'exubérante richesse de ce tempérament. Que de force, encore, en dehors de l'Église ! »

Autre amie, Rhoda de Terra accompagnera Teilhard au cours de quelques traversées maritimes et l’accueillera fréquemment dans son appartement de New York.

Jeanne Mortier aura été cette amie fidèle qui s'acquittera de la lourde charge de la publication des œuvres de Teilhard après sa mort.

Avec Lucile Swan, même s'il reste platonique, l'amour sera immense. Lucile est née en 1890 dans l’Iowa. Sculpteur, mariée pendant douze ans avec un artiste américain avec lequel elle a vécu à Chicago, à New York puis à Paris, ensuite séparée de lui, elle arrive à Pékin en 1929, s'y installe, se remet à la sculpture et réalise le buste du plus célèbre des Chinois de l'époque : le Sinanthrope ! Dans le milieu des paléontologues, elle rencontre Teilhard. Ils se voient souvent. « Ils étaient faits pour s'entendre » dit un jour le père Pierre Leroy. C'est au printemps 1936 que Lucile finit par déclarer son amour. Le 7 mai Pierre lui écrit : « Depuis hier [...] j'ai réalisé que vous m’étiez bien plus chère que je ne le pensais » mais il refuse de s'engager dans une relation amoureuse. Dans son journal intime, le 12 mars 1938, Lucile écrit : « Je sais que j'ai espéré une rupture définitive avec son ordre » et plus tard dans une lettre non envoyée : « Votre Dieu paraît si froid. Ai-je tort de penser que je peux vous aider à le sentir plus chaleureux en vous donnant un amour humain et durable [...]. Mais il ne peut sûrement pas entraver ce que vous ressentez ! »



Pâques 1955

New York, 10 avril 1955. Laissons le père Leroy raconter : « Le père avait passé une excellente journée : grand-messe le matin à la cathédrale Saint-Patrick, promenade l'après-midi ; le temps était radieux. […] À 6 heures, il se trouvait chez des amis et parlait paisiblement avec les invités ; il était debout lorsque soudainement il fut terrassé […]. Les funérailles ont lieu le 12 avril au matin dans une extrême simplicité, messe basse. […] Toute la communauté y assistait, quelques rares amis étaient présents. » Ce jour de Pâques 1955, un grand soleil brille sur New York.

Après tant d'épreuves et de champs de bataille traversés, après tant d'expéditions et des voyages sur les routes du monde et les flots des mers, après tant de sueur et de labeur consacrés à creuser des sillons d'une nouvelle pensée, nul doute que ce pèlerin de l'avenir aura enfin embrassé cet Univers qu’il aura tant aimé, au sein duquel il s'est immergé, courageusement et sans réserve, pour répondre à l'urgent appel de Dieu.



Jean-François Dalloz, Les Buissons,
22 août 2007.



Et merci à Jacques Arnould pour ce témoignage d'une exceptionnelle qualité !



1Jacques Arnould, né en 1961, dominicain, est ingénieur agronome, docteur en sciences et docteur en théologie. Il s'intéresse aux relations entre sciences, cultures et religions, avec un intérêt particulier pour deux thèmes : celui du vivant et de son évolution, celui de l'espace et de sa conquête. Au premier, il a consacré plusieurs ouvrages et articles d'histoire ou de théologie. Sur le second, il travaille comme chargé de mission au Centre national d'études spatiales sur la dimension éthique, sociale et culturelle des activités spatiales. [Notice de l’éditeur Perrin.]

2Comment ne pas rapprocher les visions de l'avenir de l'humanité de Teilhard et de Jacques Attali ? Plus de 60 ans après la rédaction du Phénomène humain, Attali termine son apocalyptique essai Une brève histoire de l'avenir (Fayard, 2006) en évoquant un avenir rédempteur (mais fort peu probable selon lui). C'est ce qu'il nomme l’“hyperdémocratie” : « Maintes forces positives poussent dès aujourd'hui à l'instauration d'un monde vivable pour tous : les vertigineuses découvertes des sciences, les formidables progrès des techniques feront de plus en plus prendre conscience à un nombre croissant de gens que le monde est un village [...] L'histoire ne bifurque que quand des êtres aventureux, soucieux de la sauvegarde de leur liberté et de la défense de leurs valeurs font [...] avancer la cause des hommes... Quand un convoi est en marche, l'avant-garde compte beaucoup plus que les généraux... À l'avenir […] des individus particulièrement sensibles à cette histoire de l'avenir, comprendront que leur bonheur dépend de celui des autres, que l'espèce humaine ne survivra que rassemblée et pacifique. […] Pour eux, la rébellion contre l'inéluctable sera la règle, l'insolence de l'optimisme sera la morale, la fraternité servira d'ambition... Ils mettront en place [...] une économie de l'altruisme, de la mise à disposition gratuite, du don réciproque, du service public, de l'intérêt général... L’hyperdémocratie développera un bien commun qui créera […] une intelligence universelle propre à l’espèce humaine, différente de la somme des intelligences des humains... Cette intelligence universelle existe en fait, à l'état embryonnaire, depuis toujours. Elle a permis à l'humanité de survivre en s'adaptant... Enfin au degré ultime de l'évolution, pourra naître — est peut-être déjà née — une hyperintelligence du vivant, dont l'humanité n'est qu'une infime composante. Cette hyperintelligence du vivant n'agirait alors plus en fonction du seul intérêt de l'espèce humaine. L'histoire singulière de l'Homo sapiens trouverait là son terme. Non pas dans l'anéantissement. […] mais bel et bien dans le dépassement. »