La parabole des talents
selon Marie Balmary
Dans La Cambuse n°12, la lecture de la parabole des talents proposée par Jean-François Dalloz (pages 13 et 14) a pu surprendre plus d’un cambusard. La perspective scientifique n’est pas habituelle en exégèse ! Pourtant, l’accent mis sur la diversité était fort intéressant. La rédaction a voulu approfondir le sujet, à partir d’un essai récent et intéressant publié par une exégète qui, munie de connaissances en hébreu et en grec, d’une formation de psychanalyste et de beaucoup de personnalité, a connu un succès plus que d’estime lors de ses précédentes publications : L'Homme aux statues (Grasset, 1979), Le Sacrifice interdit (Grasset, 1986), La Divine Origine (Grasset, 1993). 1
E n prolongement à l’article de Jean-François Dalloz sur la parabole des talents, (à relire en Matthieu 25, 14-30), je vous propose un condensé du chapitre consacré à cette parabole dans le livre de Marie Balmary Abel ou la traversée de l'Éden (Éd. Grasset, 1999, 369 pages 2). Ce chapitre jette sur notre passage un éclairage très nouveau, à mon sens : la méthode psychanalytique s'applique ici à l'Évangile à travers un travail de groupe (l'auteur souligne l'importance de cette dimension communautaire de son travail), avec un souci très grand de coller à la lettre du texte. Ce dernier est repris au plus près de la langue originelle, le grec, au prix d'un difficile travail de décapage : il s'agit de se laver l'esprit de toutes les traductions et interprétations, même les plus universellement reçues, qui, à notre insu, interposent un écran entre le texte et nous.
Évangile selon saint Mathieu, ch. XXV (Traduction de la Bible de Jérusalem) Si on lit de près le texte de la parabole dite des talents, il est bien question en effet de talents donnés : 14-C'est comme un homme qui, partant en voyage, appela ses serviteurs et leur remit sa fortune. 15-À l'un il donna cinq talents, deux à un autre, un seul à un troisième, à chacun selon ses capacités, et puis il partit. Au retour, le texte ne dit pas que les serviteurs rendent les talents, mais qu’il les présentent. Les « comptes » rendus au maître sont des comptes de comportement, non de rentabilité, et il n’est pas écrit que le maître reprend le don et les bénéfice : 19-Après un long temps, le maître de ces serviteurs arrive et il règle ses comptes avec eux. 20-Celui qui avait reçu les cinq talents s'avança et présenta cinq autres talents : "Seigneur, dit-il, tu m'a remis cinq talents : voici cinq autres talents que j'ai gagnés. " — 21-" C'est bien, serviteur bon et fidèle, lui dit son maître, en peu de choses tu as été fidèle, sur beaucoup je t'établirai ; entre dans la joie de ton seigneur ". Le verset 27 pourrait troubler le lecteur de Marie Balmary : 27-Eh bien ! tu aurais dû placer mon argent chez les banquiers, et à mon retour j'aurais recouvré mon bien avec un intérêt. Mais il montre simplement que le maître se place dans la perspective fausse du troisième serviteur ; dans cette perspective il n’a pas agi de manière cohérente par rapport à ses déclarations antérieures : 24- " Seigneur, dit-il, j'ai appris à te connaître pour un homme âpre au gain : tu moissonnes où tu n'as point semé, et tu ramasses où tu n'as rien répandu. 25-Aussi, pris de peur, je suis allé enfouir ton talent dans la terre : le voici, tu as ton bien. " D’ailleurs, le talent qu’il n’a pas fait fructifier n’est pas récupéré par le maître, mais donné aux deux autres serviteurs. Bernard Berthier (Coublanc-71) |
La parabole ? C'est « une histoire inventée qui n'est arrivée ni à toi ni à moi, et qui, pourtant, finira par dire de la vérité pour nous. » Marie Balmary, à son titre traditionnel, préfère substituer celui de « L'histoire du maître et des trois serviteurs », et l'on verra en effet que pour elle, les personnages mis en scène et leurs relations importent plus, dans l'histoire et ses enseignements, que les talents mis en cause. Elle l'appelle aussi, plus loin, « le maître souverain et ses dons inégaux », soulignant par là l'insistance avec laquelle les mots du texte montrent que « ce maître a ce qu'il a » et peut donc en disposer pour le transmettre, et non pas seulement le confier : il s'agit ici d'un « don sans reprise ».
Le maître part, donc ; il s'efface, en laissant aux trois serviteurs la capacité de s'approprier les biens reçus, d'en devenir les souverains comme lui-même l'est.
À chacun est donné selon sa propre force, cette force étant comprise par l'auteur comme capacité à recevoir. Oui, recevoir vraiment un don implique la capacité à le digérer, à se l'approprier pour le faire sien. Des exemples pris dans la vie : on peut être plus ou moins apte à transformer en bonheur vrai, par exemple, la chance de gagner une forte somme au loto, ou celle de naître avec une intelligence ou une beauté exceptionnelles...
Cette distribution inégale peut donc être comprise comme non injuste dans la mesure où chacun est doté de ce qu'il est capable de « digérer ».
Notons que le maître est parti, laissant à ses serviteurs le champ totalement libre, sans consigne particulière : belle liberté ! Le Dieu ainsi évoqué est celui de la Genèse, ce dieu qui s'efface après avoir créé, qui laisse le champ libre à l'homme pour devenir à son tour créateur.
Les deux premiers serviteurs vont œuvrer pour faire fructifier leurs talents et leur faire produire l'un cinq, l'autre deux nouveaux talents, sommes égales à celles qu'ils avaient reçues. Cinq, deux, peu importe, ce qui compte c'est le développement final qui égale le fruit de l'œuvre au don initial. Les deux premiers serviteurs obtiendront d'ailleurs la même récompense à l'arrivée, le maître ne faisant pas de détail ! Ils peuvent se respecter, se parler en hommes, se traiter en égaux.
Le troisième serviteur, lui, cache l'argent, car il n'a pas perçu le maître comme vraiment donateur. Il s'est enfermé dans une vision du maître comme tyran : en témoigne l'image qu’il renvoie au maître à son retour : « je sais que tu es un homme dur, etc. » Il ne s'est pas davantage perçu comme vrai destinataire du don, pas plus qu'il n'a compris le don comme vrai don. Il a vécu dans la crainte ; il est malheureux. Il ne peut plus s'approprier que son malheur, rejeté qu'il est dans « la ténèbre extérieure, là où sont les pleurs et les grincements de dents ». Mais cette ténèbre extérieure semble préférable à celle, intérieure, dans laquelle il s'enfermait. Car, pour la psychanalyste, elle symbolise l'extériorisation des sentiments qui empêchaient jusque-là le troisième serviteur de percevoir le maître comme donateur, de se percevoir comme le destinataire du don, de percevoir le don comme don sans retour. Et rien ne servirait au maître, conscient du stade où en est le serviteur, de lui dire autre chose que ces paroles dures : il n'est pas encore capable du retournement qui lui ferait recevoir avec justesse toute parole autre. La ténèbre extérieure, seule, pour le moment, lui ouvre un avenir, si dur soit-il...
S'il avait seulement cru au don du maître !
Car rien dans le texte ne dit que le don du maître est destiné à être repris. D'ailleurs, lorsque les deux premiers serviteurs retrouvent le maître, il n'est aucunement question de restituer les talents reçus, ni les nouveaux gagnés 3. Le maître est seulement invité à admirer le résultat : « vois ! » et le maître ne revendique rien, d'ailleurs... Il invite à « rendre compte » de ce qu'ils ont fait, non à lui « rendre des comptes », nuance qui transforme quelque peu l'image que nous pouvons nous faire du dieu ainsi évoqué... Et la récompense qu'il accorde, cette « joie de maître» dans laquelle les serviteurs sont appelés à entrer, fait précisément d'eux autre chose que des serviteurs, elle les égale au maître.
Cette égalité si ardemment recherchée par les révolutionnaires, la voilà obtenue, non en coupant la tête du maître, mais en anoblissant les serviteurs !
Qu'elle est éclairante et libératrice, cette lecture de la parabole des talents ! J'espère qu'elle vous aura donné envie de lire le livre dont elle est tirée, et les autres œuvres de Marie Balmary...
Pascale Manificat (Montceau-les-Mines-71)
Les illustrations, ajoutées par la rédaction, sont de Morris et viennent de Marcel Dalton (Lucky Productions 1998, page 15) et de L’héritage de Rantanplan (Dargaud, 1973, page 38) .
Au-delà du moralisme
J'ai eu beau chercher dans les commentaires d'exégèse une autre interprétation, il m'a semblé que cette parabole est entendue comme la comprend le troisième serviteur : le maître a confié ses biens à ses serviteurs pendant un long voyage et il en demandera compte lorsqu'il rentrera.
D'où les leçons de morale faites aux enfants chrétiens — et principalement à ceux qu'on jugeait bien doués, bien dotés de « talents » (on ne craignait pas de jouer sur le double sens du mot dans nos langues) : « Dieu vous a confié des talents pour que vous les fassiez fructifier. Il vous les redemandera au jour du Jugement. Aurez-vous enrichi Dieu, l'aurez-vous appauvri ? »
Cette parabole, que je lis maintenant comme la parabole de l'appropriation de sa propre vie, était devenue — depuis combien d'années ? — un lieu où sévissait l'œil-conscience de Victor Hugo. Par ce texte évangélique, on apprenait à l'enfant que l'homme n'est qu'un serviteur de Dieu, responsable sa vie durant de talents qui ne sont pas les siens, et pour lesquels il devra, au jour de sa mort, rendre des comptes de serviteur à son divin Maître. Dans la même heure de catéchisme où on lui enseignait ceci, on lui faisait sans doute aussi réciter le « Notre Père qui êtes aux cieux», prière où se trouve clairement reconnu au même enfant le statut de fils divin : la contradiction ne semble pas avoir troublé beaucoup de monde.
Comment s'étonner alors que l'homme émancipé de nos démocraties qui n'a plus de maître absolu ni dans sa famille ni dans sa cité, comment s'étonner alors que cet homme ne consente plus à cette religion de serviteurs pour l'éternité ?
Marie Balmary
Abel ou la Traversée de l’Éden, pages 76-77
Pourquoi Dieu préfère-t-il Abel ? Pourquoi ne sauve-t-il pas la victime ? Pourquoi ces échecs originels ? Rigoureusement commentée, cette nouvelle interprétation d'un extrait de la Genèse présente une vision bien peu idyllique du paradis terrestre. Dans le jardin d'Éden, l'homme et la femme échouent à accéder eux-mêmes au divin. Sans rejeter ou punir leur échec, Dieu reconnaît l'extrême difficulté de l'épreuve à affronter. Témoin du crime horrible de Caïn, le Seigneur avoue sa part de responsabilité dans le malheur des hommes. L'Être Suprême, jugé trop souvent inaccessible, ne demeure t-il pas " non loin de l'humain pour ajuster sans cesse l'épreuve aux forces encore trop faibles des créatures "? Au terme de son habile démonstration, Marie Balmary établit une image beaucoup plus satisfaisante d'un dieu attentif, " qui ne voudrait pas d'un serviteur, mais qui désignerait un homme qui soit son égal ". Christine Gallardo (critique littéraire sur www.paru.com) |
1 Jean-François Dalloz, à qui nous avons signalé le livre, et qui l’a lu, nous écrit le 20 octobre dernier :
« J’adhère pleinement à l’interprétation de Marie Balmary et je l’aurais intégrée dans mon article si j’en avais eu connaissance avant […] Donc merci à Pascale Manificat d’aborder le sujet. »
2 On peut actuellement lire le chapitre premier de cet essai sur le site internet de Grasset, à l’adresse :
http://www.edition-grasset.fr/chapitres/ch_balmary.htm
3 C’est sur ce point que porte la principale différence avec les lectures traditionnelles, moralisatrices, de la parabole. Voir un extrait de l’essai dans l’encadré ci-contre. (ndlr)