Françoise Rey

Romancière érotique

 

Disons-le franchement, Françoise Rey n’est pas une cambusarde ! Dans la série des entretiens qu’elle sollicite auprès de personnalités connues (Bruno Frappat, Georges Chelon) La Cambuse a pourtant jugé bon d’aller l’interviewer, parce ce qu’elle est une ancienne élève du lycée des Eaux-Claires, et qu’il n’est pas bon bec, à Grenoble, que de Champollion...

Disons-le franchement aussi : l’érotisme n’est pas une des « valeurs » dans lesquelles nous avons été éduqués ! Que les lecteurs que le sujet dérange sautent ces pages. Qu’elles soient pour les autres l’occasion d’une réflexion éventuellement partagée.

Jeudi 13 janvier 2000. Dans l’après-midi, au Bois d’Oingt, à une trentaine de kilomètres de Lyon, côté Beaujolais.

Françoise Rey nous fait entrer dans une grande pièce avec des poutres apparentes et des murs couverts d’images et de dessertes supportant des crèches et des collections de petits personnages, de pères Noël, de fèves de toutes sortes. Du vert et du rouge partout.

Nous nous installons dans un canapé et des fauteuils en cuir noir. Françoise Rey est en jupe longue, rouge. Elle a des cheveux châtains, des yeux marron, des sous-vêtements noirs dont on discerne la dentelle. Elle paraît plus jeune et plus à l’aise que dans l’émission de télévision de Mireille Dumas, diffusée en décembre dernier ; mais le cadre est bien le même.

Résumons d’abord ce que nous apprenons d’elle. Elle est née demoiselle Rey-Roussillon (à Bourg Saint Maurice), en octobre 1951. Elle a fait ses études à Grenoble au lycée des Eaux-Claires, où elle a lié une très forte amitié avec une Marie-Thé avec laquelle elle a vécu ensuite. Elle a passé le bac en 1969, puis poursuivi des études de lettres à la fac de Grenoble.

Après un début de carrière de professeur de français en Vendée, elle est nommée par erreur à Charlieu, mais débarque en fin de compte au collège du Bois d’Oingt, où elle enseigne jusqu’en juin 1999, date de sa retraite prématurée. Après avoir eu deux enfants, elle épouse J.-C. L, comme elle enseignant de français au collège.

La mère de Françoise Rey est italienne (à moitié de Venise, à moitié de Milan), son père est de l’Oisans (Vaujany, village qui sert de cadre à l’intrigue de La Brûlure de la Neige). Elle a reçu une éducation plutôt répressive, en particulier sur les choses du sexe, elle qui croit s’y être intéressée dès l’âge de deux ans. Sa mère était catholique, un peu formellement, son père ne se souciait pas tellement de religion. Elle a fait sa communion solennelle avec la paroisse et non avec l’aumônerie. Ses deux parents sont morts aujourd’hui. La famille habitait boulevard Joseph-Vallier, non loin du lycée, dont elle garde des souvenirs sur lesquels nous passons rapidement. Elle revoit encore les trois couleurs des élèves : le bleu pour les externes, le rose et le beige. Tout cela faisait des groupes colorés. Il y avait très peu d’hommes dans le personnel du lycée. Elle avait un petit copain à Champollion, lycée dont elle n’a guère entendu parler en somme, et ses copines aussi pouvaient en avoir. Aujourd’hui, F. Rey a de la nostalgie pour Grenoble. Elle pratique la marche en moyenne montagne.

La Cambuse : — Sous quel nom avez-vous publié ? Pourquoi pas un pseudonyme ?

Françoise Rey : — J’ai cherché un pseudonyme, à la demande de mon éditeur. Il m’a refusé deux ou trois propositions, parce qu’un pseu­donyme est un élément de la démarche commerciale. On ne peut pas choisir n’importe quoi. Alors moi, qui avais à mon mariage abandonné mon nom de jeune fille, j’ai proposé Françoise Rey, et cela lui a paru très bien, parce que très ordinaire… Et en effet, il y a plusieurs autres écrivains actuels qui s’appellent Françoise Rey, dont une journaliste à Paris, qui m’a signalé que sa renommée avait beaucoup cru après la parution de ma Femme de papier, mais qui, en même temps, était excédée d’être prise pour une romancière érotique, avec les contraintes et les gênes que cela crée ! Je sais bien que mon nom est banal, à tel point que j’ai d’abord été en froid avec une dame d’ici qui s’appelle Rey, et qui recevait beaucoup d’appels pour moi, qui ne suis pas dans l’annuaire sous ce nom ! Mais cette dame et moi avons fini par tirer parti de notre homonymie, puisque j’en ai fait en quelque sorte ma secrétaire ou mon agent de communication ; elle filtre les appels. [Et en effet, nous entendrons au cours de l’interview un appel de cette dame signalant à Françoise Rey un numéro auquel répondre].

La Cambuse : — Comment vos enfants ont-ils appris et supporté votre nouveau métier d’écrivaine érotique ?

Françoise Rey : — Mon aîné, au lycée Claude-Bernard, a été entouré de groupies : cela lui a fait une réputation… Ma fille n’était à l’époque qu’en troisième ou en seconde : elle ne s’y est guère intéressée alors. Depuis, elle suit ma carrière attentivement, mais plutôt comme une littéraire qu’elle est devenue, attentive au style. La petite dernière s’étonne un peu, du haut de ses neuf ans : « Maman, il y a trop de sexe dans tes romans ! ». Je lui ai dit qu’elle était encore trop jeune pour les lire. Mais si je voulais publier un livre écrit pour elle et intitulé Mange ta soupe, je n’aurais aucun succès ! En tout cas, le fait que je sois devenu écrivain, et écrivain érotique célèbre, n’a pas créé un mythe familial. D’ailleurs, j’ai horreur de me voir à la télé : quand je dois passer dans une émission, je sors, et on n’enregistre pas. On n’a pas créé un cocon autour de moi, pour me laisser travailler dans le silence, au contraire. C’est pourquoi j’ai pris ma retraite à quarante-huit ans, pour pouvoir écrire quand les autres sont au travail. [Nous ressentons alors un remords : nous la dérangeons durant son temps d’activité créatrice…].

La Cambuse : — Parlez-nous de votre travail d’écrivain.

Françoise Rey : — Je ne suis pas très travailleuse, pas perfectionniste. Je me contente de peu. Avant, j’avais des muses, j’étais inspirée. J’avais réellement envie de parler de sexe. Maintenant, je rédige des œuvres de commande. C’est de l’artisanat 1. C’est un gagne-pain, d’autant plus que je viens de prendre ma retraite d’enseignante ! Mais je n’en suis pas déçue. Je suis assez connue pour qu’on me passe des commandes : par exemple, M. Gérard de Villiers, des éditions du Cercle, m’a demandé en septembre de fournir 250 pages de « quelque chose de léger, que ça s’appelle Mazarine » pour mars prochain ! 2 Je fais mes trois ou quatre pages par jour, en me laissant du temps libre durant les vacances familiales. Je viens pratiquement de finir, le 10 janvier, pour remettre le manuscrit le 15 mars. Cela me laisse du temps : je m’occupe beaucoup chez moi, à décorer la maison ; je joue avec ma fille, j’invite ses copines, et nous faisons beaucoup la fête.

L a Cambuse : — Comment travaillez-vous ?

Françoise Rey : — Je ne tape pas à la machine. Je n’ai pas d’ordinateur. J’écris un texte illisible, que j’envoie accompagné d’une cassette où j’enregistre mon texte. Le manuscrit permet à la dactylo de voir les sauts de paragraphes. Puis la dactylo me renvoie un texte frappé. Cela donne une autre allure à mon travail. Eh bien, je ne suis pas déçue. Je trouve souvent que ce n’est pas mauvais. Je suis contente.

La littérature érotique, ça marche bien. Les éditeurs me passent commande, comme à d’autres, parce qu’ils savent que même s’ils ne font pas fortune avec, ils rentreront dans leurs frais. Mais ça commence à me lasser, je sens que je m’y use… Les choses de l’amour sont assez limitées, assez répétitives. On change le contexte, mais ensuite, c’est la même chose. On tourne en rond !

La Cambuse : — Votre dernier roman, La Brûlure de la neige, on dirait un vrai roman… Pourquoi ne pas couper ce qui est érotique ?

Françoise Rey : — Non, impossible. Tout est articulé autour d’une découverte prodigieuse, qui est de l’ordre du sexuel. Même avec les coupures, ce serait un roman sexuel. Ce travail m’a intéressée, parce que pour la première fois dans toute une œuvre, je me suis mise dans la peau d’un homme.

Des vrais romans, j’en ai écrit, par exemple, vers 1993-1994, La Rencontre ; et il était étoffé : un manuscrit de sept cents pages ! L’éditeur m’a dit que c’était trop complexe : il y avait trois histoires qui étaient mélangées, avec des flash-back. J’ai pris des ciseaux, des vrais ciseaux, et j’ai coupé en morceaux, puis collé pour faire trois histoires successives distinctes. Et c’est devenu une de mes œuvres qui se vendent le mieux. J’ai, semaine après semaine, de bonnes ventes à la Fnac…

Dans le roman érotique, je me lasse non seulement de la description crue, torride, des actes sexuels, mais même du contexte. Je voudrais faire quelque chose de différent, mais ça ne marcherait pas.

La Cambuse : — Quelle part les femmes prennent-elles à la littérature érotique ?

Françoise Rey : — Il y a plus de femmes que d’hommes dans ce domaine. Mais beaucoup d’entre elles ne sont que des météores, qui font un livre ou deux. C’est facile de publier. Il y a depuis quelque temps une explosion de l’écriture du désir et du plaisir. C’était nouveau. Cela a correspondu au temps du féminisme militant, de la révolution sexuelle. Jusqu’alors, c’étaient les hommes qui parlaient de sexe. Les femmes seraient passées pour des salopes. Mais les rôles sont maintenant inversés. Les femmes qui écrivent de l’érotique passent pour des « intellectuelles », et les hommes pour des « machos » ou des « beaufs » ! Emmanuelle Arsan, vers 1970, je trouve que c’est des fadaises. Moi, à quinze ou seize ans, j’ai été marqué par Georges Bataille. Ce fut une révolution ! J’ai ensuite voulu fabriquer ma propre littérature érotique, celle qui ne me décevrait pas : ce fut La Femme de papier. Cependant, écrite par une femme, cette œuvre n’est pas du tout féministe : elle développe des fantasmes d’homme !

La Cambuse : — Comment, précisément, en êtes-vous venue à écrire ce texte ?

Françoise Rey : — J’écris beaucoup, et depuis longtemps, des textes, des poèmes, des discours de circonstance. Je suis un peu, dans mon village, écrivain public… Mais pour La Femme de papier, il y a trois hommes qui m’y ont décidée : mon père, mon mari, mon amant : ce sont eux qui m’ont consacrée écrivain érotique.

- Mon père, c’était le censeur. Tout ce qui était sexuel était sale, laid. J’étais donc un monstre, avec mes désirs, ma masturbation. J’ai toujours été une obsédée sexuelle, depuis l’âge de deux ans, très tôt en révolte…

- Mon mari fut le premier homme de ma vie. Or, dans la relation sexuelle il m’a souvent fait ce reproche : « Tu n’as pas de vocabulaire ! » Cette réflexion me meurtrissait dans mon orgueil. Les mots étaient en moi, mais lourds et profondément enfouis.

- Vint mon amant, avec qui j’eus un amour unique et clandestin. Je croyais que ce devait être une rencontre unique. Elle fut d’ailleurs plutôt ratée. Mais j’étais flattée d’être regardée, désirée. Je me sentais plus forte et plus belle d’être désirée. Cela m’a flatté aussi qu’il ait demandé un second rendez-vous. Ce n’était pas un intello, pas un lecteur ; a priori, ce n’était pas mon type : il était du genre macho, mais pas idiot, et très beau. Ce fut un moment charnière. Mes parents étaient morts, c’est important. Je ne savais pas bien comment m’y prendre avec mon amant, avec qui les deux premières relations sexuelles avaient été décevantes. Un jour, je lui dis : « Est-ce que tu voudrais que je t’écrive une lettre érotique ? » Je sentais que je me violais moi-même. C’était un exorcisme. Je lui envoie une première lettre, et il me demande : « C’est un mode d’emploi ? — Non, attends la suite ! » En fait, c’est lui qui me donnait les sujets. À part pour un ou deux textes dans lesquels j’ai réagi en mettant l’homme en situation d’infériorité (par exemple la scène de gynécologie…), La Femme de papier exprime les fantasmes d’un homme. Ce roman a donc d’abord été de vraies lettres, et j’écrivais bien à cette époque, au crayon papier, en gommant pour mieux réécrire. Mon amant aurait pu détruire mes lettres. Il me les a rendues, et un beau jour, je les ai jetées à mon mari, pour qu’il comprenne enfin où j’en étais. Il est tombé des nues ! Mais il a continué à prétendre que, du point de vue de l’écriture, ça ne valait pas grand chose. « Aucun éditeur ne voudrait de cela », disait-il. Ce qui m’a poussée à les envoyer à des éditeurs, et j’ai été très vite éditée, en 1989, avec un grand succès. Mon mari alors a compris, et il a eu peur : c’est pourquoi il a voulu notre troisième enfant ! Pour me retenir ! Il a dû enfin comprendre que j’avais du voca­bulaire pour parler d’amour !

L a Cambuse : — Ainsi, votre pro­duction littéraire est très liée avec votre vie ?

Françoise Rey : — Oui, Le Gourgandin, c’est mon collège et le journal des héros de La Femme de papier.

J’ai trop longtemps souffert de me couler dans des moules. On traquait la sexualité. Or la masturbation, l’adultère, c’est banal, ça arrive à tout le monde, et on n’en meurt pas. C’est idiot de vivre pour le regard des autres. En publiant, je me suis demandée : « Qu’est-ce qu’il va m’arriver ? » Il ne m’est rien arrivé. Je suis toujours aimée, et tellement mieux dans ma peau ! Oui, j’ai fait une démarche cathartique ! Ma littérature est donc facile à écrire : je n’ai qu’à parler de moi. Mais si maintenant je ne parle plus de moi, ça va être plus difficile. Il faudra chercher de la documentation…

Je suis pudique, et pourtant je me révèle beaucoup. J’ai la pudeur de mon corps, de mon image, de mes sentiments. Les mots d’amour me paraissaient des gros mots !

Les lecteurs parmi mes proches ont eu des réactions diverses : ceux qui m’aimaient m’aiment toujours. Il y en a qui commencent une de mes œuvres, et ne peuvent pas finir. Mais ils m’aiment toujours. Au village sans prétention, ainsi qu’au collège, je ne suis pas mal vue, alors que l’on sait bien quelles sont mes activités littéraires… Les gens en France ont une grande tolérance. D’ailleurs, la bibliothécaire du village constate que les livres de Françoise Rey se font toujours voler : je suis donc lue dans le village !

La Cambuse : — Et Dieu dans tout ça ?

Françoise Rey : — J’ai des relations assez saines avec Dieu 3. J’ai une conscience, une morale, mais pas dans le domaine sexuel.

La Cambuse : — C’est de la provocation, cela. Ce n’est pas possible… Quand vous écrivez et publiez, vous mettez en jeu des lecteurs, que vous pouvez transformer, influencer, voire perturber…

Françoise Rey : — Quand on publie, on fait l’amour à tout le monde… Par rapport à mon compagnon, je ne me sens pas tenue à une fidélité de corps. D’ailleurs, je ne suis pas pour la violence, le sadisme… Être « pornographe », ce n’est pas une responsabilité qui m’accable…

La Cambuse : — Et pourtant, il y a des risques en jeu, par temps de sida !

Françoise Rey : — Exact ! Je fais donc mettre un préservatif à mes héros les plus récents. Mais j’oublie parfois, délibérément, la capote. Ou parfois, parce que le sujet m’empêche de l’employer. Dans mon prochain roman, Mazarine, l’héroïne veut se faire faire un enfant par un homme célèbre ; j’ai figuré des personnages bien reconnaissables : l’abbé Pierre, Bernard Tapie, Rocco Sifredi, Olivier de Kersauzon, etc. Naturellement, il ne faut pas qu’elle ait un préservatif !

La Cambuse : — Il y a beaucoup d’allusions à la Bible dans certaines de vos œuvres…

Françoise Rey : Je suis habitée par cela… J’ai fait ma première communion, dans une famille pas très pratiquante. Ma mère avait une espèce de piété italienne. Je me suis forgé une religion. Il y a dans la Bible bien des passages troublants et dignes d’intérêt. [Cf. l’encadré Genèse, page 14]

L a Cambuse : — Nous avons remarqué que dans vos œuvres, les réfé­rences lit­téraires aussi sont très nombreuses… Par ailleurs votre voca­bulaire est riche. Nous avons parfois pensé à Zola ou San Antonio…

Françoise Rey : — Pour les références litté­raires, ce n’est pas délibéré, mais on n’est pas prof de français pour rien ! J’aime beaucoup Zola, que je faisais souvent étudier à mes élèves. Et pour la comparaison avec San Antonio, vous me faites plaisir…

La Cambuse : — Quel sera votre prochain livre ?

Françoise Rey : — Le prochain livre qu’on m’a demandé d’écrire : Anaïs Nin et Henri Miller, leurs amours romancées. Cela a déjà été beaucoup fait, mais je dois l’écrire dans le style de Françoise Rey !

Propos recueillis par Geneviève Le Hir & B. Berthier

1 Georges Chelon disait la même chose de son travail dans La Cambuse précédente, page 10.

2 Il est paru, et nous l’avons lu, avec un certain étonnement devant la désinvolture de l’auteur, qui se moque sans gêne et sans peur de personnages célèbres d’aujourd’hui. Voir infra.

3 Françoise Rey nous emmène alors dans son cabinet de travail, et ouvre un placard pris dans l’épaisseur du mur : apparaît alors un « sanctuaire », que nous avions vu à la télé, et qui nous avait donné l’idée de cet entretien : comment une écrivaine érotique peut-elle travailler sous le regard de Dieu ? Une quantité d’images, de statuettes, d’objets de piété s’entasse pêle-mêle, chrétiens et non-chrétiens. Tout cela dans un « mauvais goût » italien, saint-sulpicien, et néanmoins charmant, mais tout à l’opposé du strict puritanisme de notre éducation à l’aumônerie de Champo…