Petits problèmes géologiques à l'usage des Grenoblois
Chronique géologique (1ère partie) par Bernard Guy, géologue et quasi cambusard
Les beaux jours reviennent : les habitants de Grenoble vont pouvoir reprendre les chemins de randonnée du Vercors et de la Chartreuse. Ces montagnes fournissent des énigmes (petites ou grosses, chacun décidera) qui peuvent alimenter la réflexion et agrémenter les promenades du dimanche, tout en donnant des éléments d'introduction à la géologie. On a là l'avantage d'une géologie qui se voit relativement bien dans le paysage.
A u cours de l'ère secondaire, de -230 à -65 millions d'années environ, les Alpes étaient sous la mer alors que le Massif-Central plus à l'Ouest était resté émergé. Les roches accumulées dans cette mer au cours de cette période sont de divers types. Pour faire simple, et pour les régions qui nous concernent ici, séparons-les en deux grandes classes : des roches calcaires et des roches marneuses. Les calcaires sont constitués d'un seul minéral, la calcite (carbonate de calcium CaCO3). Les marnes sont des mélanges d'argiles (silicates de structure feuilletée contenant de l'aluminium et d'autres éléments) et de calcite. Les calcaires témoignent de l'activité biologique dans des eaux peu profondes de la mer (coquilles, coraux, etc.) tandis que les argiles sont les témoins directs des apports provenant de l'érosion du continent voisin. Suivant les périodes et les secteurs, les proportions de calcaires et de marnes ont pu changer.
Depuis leur dépôt, les roches se sont consolidées, ont émergé sous l'action des forces tangentielles qui ont soulevé les Alpes, puis ont été soumises à l'érosion. Tels qu'on les voit aujourd'hui, les calcaires forment des falaises qui sont autant de repères bien visibles dans le paysage, alors que les marnes plus tendres forment des croupes recouvertes de végétation, prairies et forêts. Elles ne sont visibles qu'à la faveur de ravins, de flancs de thalwegs, etc.
En simplifiant, on peut distinguer trois falaises calcaires principales du bas en haut, c'est à dire du plus ancien au plus récent, séparées par des zones recouvertes de végétation constituées de marnes ou de mélanges de marnes et de calcaires. On observe des successions complètes en différents endroits. Par exemple :
Succession du plateau d'Ézy : première falaise, celle qui borde le plateau d'Ézy ; deuxième falaise, la falaise intermédiaire à mi-hauteur dite de l'Eyrard ; troisième falaise, celle de la Sure et de la Buffe (fig. 1a) ; cette dernière falaise située au plus haut est donc la plus jeune, alors que celle du plateau d'Ézy est la plus ancienne.
Succession du plateau du Touvet : première falaise, celle qui borde le plateau de Saint-Hilaire du Touvet ; deuxième falaise, qui marque un ressaut intermédiaire plus ou moins net, par exemple à la Barre des Frettes ; troisième falaise, celle de la Dent de Crolles (fig. 1b). On a encore la même interprétation en termes d'âges que pour l'exemple précédent.
Succession du Moucherotte : première falaise, celle qui borde le petit plateau de Comboire ; deuxième falaise, la falaise intermédiaire visible au niveau des Rochers Roux par exemple ; troisième falaise, celle du Moucherotte (fig. 1c).
Les "secondes" falaises sont généralement moins visibles que les "premières" et "troisièmes" situées au-dessus et au-dessous. Dans les trois cas, les géologues appellent la première falaise la falaise tithonique (T), la seconde falaise la falaise valanginienne (V) et la troisième falaise, la falaise urgonienne (U). Ces noms correspondent à des âges différents (-150 -140 millions d'années pour le Tithonique, -130 pour le Valanginien, -120 -105 pour l'Urgonien), et ont été donnés à partir de localités types.
Tithonique, Valanginien et Urgonien
Les calcaires tithoniques se présentent en alternances de petits bancs et gros bancs (de quelques décimètres à quelques mètres) ; leur épaisseur totale peut atteindre une centaine de mètres ; on peut y trouver divers fossiles, en particulier des ammonites.
Les calcaires valanginiens ont généralement des bancs décimétriques non toujours très visibles, avec parfois de minces interlits marneux et des passées gréseuses (sables siliceux consolidés), et sont faits d'un calcaire souvent bicolore (bleuté dans la masse et orangé en surface par oxydation) ; leur épaisseur est moins importante, de l'ordre de vingt à cinquante mètres ; on peut y trouver des fossiles et des traces d'activité biologique sous la forme de terriers de vers. Les calcaires urgoniens sont très massifs (calcaires coralliens) et forment les plus belles falaises qui peuvent atteindre deux à trois cents mètres ; ils forment souvent les plus hauts sommets du Vercors et de la Chartreuse et bordent les hauts plateaux ; on peut aussi y trouver des coquilles spécifiques ressemblant à des huîtres. Ces différentes falaises témoignent de l'évolution des apports sédimentaires et des relations entre le continent et la mer tout au long de l'ère secondaire. Les calcaires tithoniques et valanginiens se sont formés sous quelques centaines de mètres d'eau en bordure du plateau continental, tandis que les calcaires urgoniens se sont formés en bordure immédiate de la terre (calcaires récifaux) et témoignent du départ progressif de la mer (après ces calcaires on n'a plus de dépôts marins, mais des dépôts continentaux).
Le jeu est simple :
Dans les endroits distants des secteurs connus ou dans d'autres où l'on ne voit pas la succession complète telle qu’elle est décrite ci-dessus (et qui permet de tout comprendre), déterminer si telle falaise est de type 1 ou 2 ou 3, ou encore T (tithonique) ou V (valanginienne) ou U (urgonienne), la suivre dans le paysage et se poser la question de son devenir et de ses relations avec les falaises voisines, en dessous, en dessus, ou latéralement.
Par exemple : si je vous demande quelle est la nature de la falaise du Granier au Nord de la Chartreuse, il vous est facile de voir que les falaises de la Dent de Crolles se prolongent horizontalement vers le Granier, via les Lances de Mallissart, l'Aup du Seuil etc. et donc que cette montagne est en calcaire urgonien (comme on peut le vérifier en allant le voir de près ; fig. 2a). En dessous les calcaires tithoniques forment le balcon bordant la série de petits plateaux que l'on suit de Sainte-Marie du Mont à Saint-Hilaire du Touvet. Les calcaires valanginiens intermédiaires ne sont pas visibles en continuité mais marquent fréquemment de petites falaises sous les grandes falaises des sommets.
De fil en Aiguille
De même, si je vous demande la nature du Mont Aiguille, vous trouverez sans peine qu'il s'agit encore d'une falaise de type 3 (urgonien) comme on le voit en prolongeant le Moucherotte en direction du Mont Aiguille en passant par les arêtes du Gerbier, la Grande Moucherolle, le Grand Veymont ; le Mont Aiguille est séparé de la falaise principale par le col de l'Aupet qui marque une entaille de l'érosion. En dessous, les falaises qui bordent les petits plateaux de Prélenfrey, Château Bernard, Gresse en Vercors, etc. sont de type 1 et prolongent, avec diverses interruptions, celles de Comboire indiquées tout à l'heure (fig. 2b). Là encore, la continuité des falaises valanginiennes est moins marquée mais celles-ci forment ça et là de jolis escarpements.
Dans ces divers cas la pile d'assiettes des couches sédimentaires reste horizontale et se prolonge latéralement de façon semblable à elle même. Le soulèvement des Alpes, qui a duré quelques dizaines de millions d'années depuis le milieu du Tertiaire, et qui se continue aujourd'hui, a monté cette pile en hauteur et c'est grâce à l'érosion que nous pouvons voir ces assiettes par leur tranche ; auparavant, elles se prolongeaient au dessus de nos têtes quand nous les regardons. Les mouvements de surrection ont accompagné le retrait de la mer, dont l'altitude n'a pas varié sensiblement par rapport aux altitudes des montagnes actuelles.
Terminons pour l’instant ces considérations et commençons à suggérer que la situation n'est pas toujours aussi simple que ce que nous venons de voir. Posons une première énigme, relativement simple (?) : comment relier le plateau de Montaud au plateau d'Ézy ? Sachez en effet que le plateau de Montaud est bordé par une falaise de type urgonien (3) alors que le plateau d'Ézy juste en face, de l'autre côté de la petite vallée qui part de Veurey, est bordé par une falaise de type tithonique (1), comme nous l'avons vu tout à l'heure : comment cela se fait-il (fig. 3) ? Vers le Nord, en dessous du plateau de Montaud qui culmine à la Dent de Moirans, on retrouve le Bec de l'Échaillon qui correspond à la falaise valanginienne (type 2) puis, en continuant à descendre, la falaise tithonique (type 1) qui borde le relief juste au-dessus de la cluse de l'Isère. Vous pouvez vous poser la question en restant dans la vallée quand vous arrivez à Grenoble par l'autoroute, mais prenez soin de ralentir votre vitesse. Il sera plus agréable de réfléchir à cette question en allant vous promener sur place. Essayez aussi de voir comment ce problème se répercute en allant vers l'Ouest dans l'intérieur du Vercors et en allant vers l'Est, de l'autre côté de l'Isère, dans la Chartreuse. Nous donnerons la solution dans un prochain numéro de La Cambuse. D'ici là, vous aurez sans doute trouvé et vous aurez d'autres questions, plus difficiles, à poser sur les falaises du Vercors et de la Chartreuse. Vous serez mûrs alors pour de nouvelles réponses et de nouvelles énigmes, plus corsées. Bonne enquête et en tout cas bonnes randonnées !
Bernard Guy (Saint-Étienne)
P.-S. : Faute de temps (j'ai déjà assez fait attendre la rédaction !), je n'ai pas pris la peine de faire des figures dignes d'un géologue, à l'échelle exacte. Je ne suis pas non plus allé sur le terrain pour tout vérifier et j’ai utilisé ici à Saint-Étienne des documents incomplets. Ceci pour encourager les lecteurs attentifs à rectifier d'eux mêmes les imprécisions constatées ou à réagir vivement si je me suis trompé !
Références : guide géologique : Alpes du Dauphiné (J. Debelmas) chez Masson, 1983 ; cartes géologiques à 1/50000° : Grenoble, Montmélian, Domène, Voiron, Vif, etc.
À suivre… B. G.