Notre camarade cambusarde Geneviève Le Hir est en train d’achever une thèse de doctorat sur « Saint-Exupéry et la force du symbole ». Rien de ce qui est saint-exupéryen ne lui est étranger, et, dans l’œuvre d’un auteur qu’elle chérit du bureau de travail au lit conjugal, la montagne existe, elle l’a rencontrée ! Cependant…

Saint-Exupéry n’est pas un montagnard. S’il fut l’ami de Henry de Ségogne et de Pierre Dalloz (voir l’encadré ci-contre), il n’avait lui-même aucun goût pour la marche ou l’effort sportif, allant jusqu’à téléphoner à son ami Léon Werth, à qui est dédicacé Le Petit Prince : « Je voudrais bien vous voir, mais mes moyens de mobilité sont faibles » — il faut entendre par là qu’il n’avait pas de quoi se payer un taxi pour une course de faible distance dans Paris, et qu’il n’avait pas l’intention de faire deux kilomètres à pied !

Pourtant, la montagne fait partie des paysages saint-exupéryens : plateaux désertiques de Libye, au sol minéral, ou sommets escarpés et enneigés des Andes, autant d’obstacles que l’aviateur a appris à affronter, et dans leur survol s’écrivent les heures glorieuses de la Ligne de l’Aéropostale. Mais c’est une montagne symbolique que Saint-Exupéry offre à notre méditation et une ascension spiritualisée qu’il nous propose en exemple.

 

Henry de Ségogne — 1902-1989. Condisciple de Saint-Exupéry au lycée Bossuet. Dans le massif des Drues, entre l’arête des Grands-Montets et l’Aiguille-Verte se trouve une aiguille qui porte son nom. Il fut le chef de la première expédition française dans l’Himalaya en 1936. Conseiller d’état puis président des autoroutes de la Région Rhône-Alpes.

Pierre Dalloz. Saint-Exupéry avait aussi pour ami ce grand alpiniste et organisateur de la résistance dans le Vercors, à qui il a écrit la veille de sa mort une de ses deux dernières lettres, fameuse : « Si je suis descendu, je ne regretterai absolument rien. La termitière future m’épouvante. Et je hais leur vertu de robots. Moi, j’étais fait pour être jardinier. »

 

Prendre de l’altitude

Le petit prince fit l’ascension d’une haute montagne. […] D’une montagne haute comme celle-ci, se dit-il donc, j’apercevrai d’un coup toute la planète et tous les hommes…

Cette expérience, qui rappelle l’épreuve que le diable impose à Jésus, selon saint Matthieu (« il l’emmène encore sur une très haute montagne ; il lui montre tous les royaumes du monde avec leur gloire… »), est une expérience d’aviateur vécue par Saint-Exupéry : la montagne, tout comme l’avion, permet de prendre de la hauteur, de découvrir, mais aussi et surtout peut-être de se découvrir.

Car c’est bien cela qui intéresse Saint-Exupéry et c’est à ce titre qu’il évoque souvent la montagne dans Citadelle, cette œuvre où, sous les couleurs d’un désert oriental et par l’entremise d’un seigneur berbère philosophe, il a voulu réveiller en l’homme des inquiétudes spirituelles et lui redonner le goût de la quête du sens.

La montagne, parce qu’elle est d’approche difficile, et qu’il faut la gravir, est tout indiquée pour expliquer la valeur de l’effort persévérant. Saint-Exupéry a médité la leçon donnée par Guillaumet : Ce qui sauve, c’est de faire un pas. Encore un pas. C’est toujours le même pas que l’on recommence.

Une source du père de Vallée ?

Cette marche de Guillaumet dans les Andes (voir l’encadré de la page suivante) se spiritualise en démarche : La démarche compte d’abord car les fins ne sont qu’apparentes et étapes arbitraires et tu ne sais point où tu vas. Et au-delà de cette crête de montagne il est une autre crête de montagne. […] Seule la direction a un sens. Ce qui importe c’est d’aller vers et non d’être arrivé car jamais l’on n’arrive nulle part sauf dans la mort.

Et s’il vaut mieux avancer que stagner, il vaut mieux aussi s’élever : Vous n’avez le droit d’éviter un effort qu’au nom d’un autre effort, car vous devez grandir.

Car la récompense est à la mesure de l’effort accompli : Et celui-là qui l’a su gravir, s’il vient de surmonter à la force de ses poignets et à l’usure de ses genoux une aiguille de roc, tu ne prétendras point que son plaisir est de la qualité médiocre du plaisir de ce sédentaire qui, y ayant traîné un jour de repos sa chair molle, se vautre dans l’herbe sur le dôme facile d’une colline ronde. — Et du sommet de ta montagne tu ne jouiras plus du paysage quand il ne sera plus victoire de tes muscles et satisfaction de ta chair.

Saint-Exupéry, dans les dernières années de sa vie, et encore plus dans les mois qui ont précédé sa mort, était rongé par la tristesse de voir la civilisation occidentale perdre son âme, gangrenée par la recherche du confort, des plaisirs faciles de masse : il redoutait cette société de consommation qu’il voyait poindre à l’aube des années quarante, au sortir du grand brasier de la guerre. À la montagne il demandera des images pour affirmer la prévalence de l’être sur l’avoir :

Et il n’est point de paysage découvert du haut des montagnes si nul n’en a gravi la pente, car ce paysage d’abord n’est point spectacle mais domination […]. Car le paysage pour celui-là qui croise les bras sur sa poitrine avec satisfaction, est mélange de souffle et de repos des muscles après l’effort, et du bleuissement du soir, il est aussi contentement de l’ordre fait, car chacun de ses pas a un peu ordonné ces fleuves, rangé ces sommets, resserré ce gravier du village. Ce paysage est né de lui et la joie que je lui découvre est la joie même de l’enfant qui ayant rangé des cailloux, a bâti sa ville et s’en émerveille, la remplit de lui. Mais quel enfant serait heureux de regarder un tas de pierres qui n’est que spectacle sans effort ?

Cette marche de l’homme, c’est le signe même de son désir, jamais épuisé : Qui se connaît soi-même ? On marche en soi-même vers la vérité mais l’esprit de l’homme est semblable à l’ascension des montagnes. Tu vois la crête, il te semble l’atteindre et tu découvres d’autres crêtes, d’autres ravins et d’autres pentes.

Saint-Exupéry propose à l’homme d’être un itinérant, un « homo viator », en route vers un but qui toutefois reste flou, car il n’a pas de terre promise. « Qu’importe le but, pourvu qu’on ait la marche ! » semble-t-il nous dire. C’est un humanisme désespéré assez moderne, mais aussi une limite de sa pensée.

Henri Guillaumet (1902-1940)

 

“ Ce que j’ai fait, je te le jure, jamais aucune bête ne l’aurait fait ” (Cf. Saint-Exupéry, Terre des Hommes).

En juin 1930, pris dans une formidable tempête de neige, le pilote Guillaumet est contraint à un at­terrissage forcé à 3000 mètres d’altitude, dans la Cordillère des Andes. Il se glisse dans un “ igloo ” (!) qu’il creuse sous les ailes de son avion, s’abritant entre des sacs postaux. Deux jours passent, la tem­pête cesse. Guillaumet aperçoit un avion qui le cherche, mais ne l’aperçoit pas. Il trace alors ces mots avec une pierre, sur la carlingue : “ N’ayant pas été repéré, je pars vers l’est. Adieu à tous. Ma dernière pensée sera pour ma femme. ” Il part donc, sans équipement — un manteau d’aviateur en cuir, une valise pour enfermer les quelques vivres qu’il a et un réchaud à alcool, une boussole de poche.

Un alpiniste même pas du dimanche

Ni corde, ni piolet, aucune pratique de la montagne. La neige, la glace, le froid — juin, c’est l’hiver et la température descend jusqu’à moins vingt-cinq —, des cols à 4500 mètres, des pentes vertigineuses face auxquelles ne s’ouvrent que des parois inaccessibles, et il faut alors rebrousser chemin. Pendant cinq jours et quatre nuits, il marche, ou se traîne : s’arrêter, c’est mourir, il le sait, il en rêve ! Au matin du deuxième jour de son calvaire, un grondement de moteur : c’est son ami Saint-Ex qui le cherche, inlassablement, bravant tous les risques. Mais Guillaumet sait bien quel minuscule point noir il est, piqué sur un flanc de la Cordillère.

Sauvé par son assureur

Une chute, plus lourde que les autres : il n’a plus sa valise. Il a oublié un gant à la dernière halte qu’il s’est accordée pour calmer son cœur épuisé et élargir l’échancrure qu’il doit tailler dans ses souliers pour faire de la place à ses orteils qui gonflent en gelant. Il renonce. Il s’abandonne, quand il réalise que si l’on ne retrouve pas son cadavre, sa femme devra attendre quatre ans pour toucher l’assurance qu’il a souscrite pour elle. Il décide alors de se traîner jusqu’à un rocher plat qui se dresse quelques mètres plus haut et contre lequel il calera son corps avant de mourir. Une fois debout, il marche trois jours et deux nuits. Au cinquième jour, il atteint une vallée moins hostile, et découvre une piste muletière. Il est sauvé. Ce qui sauve, c’est de faire un pas. Encore un pas. C’est toujours le même pas que l’on recommence.

Guillaumet est devenu un héros. L’aventure du pilote français est à la une des journaux argentins. “ Les Andes, en hiver, ne rendent pas les hommes ” avaient affirmé tous ceux qui s’étaient refusés à se risquer à son secours.

Quand Paris-Match n’existait pas

Vingt jours plus tard, Guillaumet reprend son service, laissant à d’autres le soin de chanter ses mérites. Pour couvrir la perte d’une valise, de deux costumes et d’un chapeau, l’administration de l’Aéropostale lui accorde 794 pesos de dédommagement…

Saint-Ex a tiré la morale de cette aventure, célébrant moins l’héroïsme que l’humanité profonde de Guillaumet, à qui il dédie Terre des Hommes. La gloire de Guillaumet, c’est de se sentir responsable. Être homme, c’est précisément être responsable.

Le nom de Guillaumet, à la différence de celui de ses collègues Mermoz et Saint-Exupéry, ne figure pas dans le petit Larousse ou le Robert des noms propres. Le pilote est mort le 27 novembre 1940, pris dans un combat anglo-italien au-dessus de la Méditerranée. GLH

Dieu n’est qu’un bloc de granit noir

Dieu aurait pu être celui qui illuminait la marche : il en rêvait. Nous qui avons reçu l’enseignement du père de Vallée, nous savons combien notre aumônier (dont le vocabulaire recoupe celui des citations susdites) pensait que Dieu se disait à qui faisait l’effort de gravir sa montagne. Saint-Exupéry aurait sans doute aimé pouvoir le dire aussi, mais au sommet de la montagne, le seigneur berbère qui est son porte-parole ne découvre qu’un bloc pesant de granit noir — lequel était dieu. Pierre et rocher ont souvent servi de substituts symboliques à la divinité, traduisant sa puissance invisible en solidité visible, mais ce bloc pesant de granit noir, sans référence ici avec des pierres sacrées comme la Pierre Noire de La Mecque, n’évoque que la lourdeur de la matière inerte.

Quelques réflexions jetées par Saint-Exupéry dans ses Carnets, probablement antérieures à l’époque où il développait sa pensée dans le manuscrit de Citadelle, expriment son désarroi de n’avoir plus d’ancrage religieux ; les témoignages qui fondent le christianisme ne lui paraissent plus fiables, examinés à la lumière des sciences exactes et de la critique historique. Saint-Exupéry était trop au fait des découvertes scientifiques pour croire aux dogmes rigides auxquels voulait s’accrocher l’Église de la première moitié du siècle. Galilée n’a été réhabilité qu’en 1992 ! Son fonds de rigueur intellectuelle et sa tournure d’esprit scientifique et technique (il fut un inventeur) ne pouvaient s’accommoder d’une lecture fondamentaliste de la Bible. Il aurait sûrement aimé connaître plus à fond la pensée de Teilhard de Chardin.

La prière sans réponse

Labsence de Dieu à l’égard de l’homme ainsi constatée, et traduite par l’image de ce bloc inerte de pierre, n’a pas conduit pourtant Saint-Exupéry à une négation désespérée de Dieu. Au lieu de se heurter à son silence, il lui donne un sens :

Et pour la première fois, je devinais que la grandeur de la prière réside d’abord en ce qu’il n’y est point répondu. — Mon désespoir faisait place à une sérénité inattendue et singulière.

Et l’apprentissage du paysage bleu de tes montagnes tu ne le fais que parmi les rocs qui mènent à la crête, et l’apprentissage de Dieu, tu ne le fais que dans l’exercice de prières auxquelles il n’est point répondu.

À ce silence, Saint-Exupéry propose de répondre par le silence, non pas, comme Vigny, par défi ou désespoir, mais pour se situer au contraire dans la mouvance divine : L’apprentissage de la prière est l’apprentissage du silence. Loin de traduire la révolte, ce silence-là introduit à l’amour : L’amour d’abord est exercice de la prière et la prière exercice du silence.

Pour favoriser son élévation spirituelle, Saint-Exupéry propose à l’homme,

la solitude et la promenade sur la montagne […], le colloque avec les étoiles, et l’interrogation glaciale, et le silence fait autour, et cette voix qui parle et ne parle que dans le silence. [...] Car l’espace de l’esprit, là où il peut ouvrir ses ailes, c’est le silence

Terrible ambivalence de ce Dieu évoqué, invoqué, mais en même temps inaccessible :

Dieu est vrai, mais créé peut-être par l’homme.

C’est la souffrance de Saint-Exupéry que de n’avoir pu dépasser cette contradiction, de n’avoir pu se réfugier auprès d’un dieu compatissant. C’est aussi sa faiblesse que de s’être voulu stoïque, renonçant à Dieu même, ou, disons-le, se prenant un peu pour lui.

 

Geneviève Le Hir (Coublanc - 71)

Saint-Exupéry (1900-1944) :

esquisse biographique

 

Saint-Exupéry est né en 1900 à Lyon, c’est-à-dire entre les massifs du Jura et du Pilat, au pied de la colline de Fourvière.

Mais il va grandir loin de la place Bellecour, d’abord au château de la Môle, dans le massif varois des Maures, puis, dès que les vacances le permettent, au château de Saint-Maurice-de-Rémens, près des hauteurs du Bugey qu’il voyait de sa chambre.

Il rêve de grands espaces, et de voyages : il prépare l’École navale, mais échoue. Il s’inscrit à l’École des beaux-arts. Il cherche sa voie…

C’est un peu par hasard qu’il devient aviateur, mais c’est certainement par vocation qu’il écrit, et vole de succès en succès :

- Courrier Sud en 1927

- Vol de nuit en 1931 (prix Fémina)

- Terre des hommes en 1939 (grand prix du roman de l’Académie française)

- Pilote de guerre en 1941, à New-York (livre qui eut un grand écho aux États-Unis et favorisa leur entrée en guerre contre l’Allemagne).

- Le Petit Prince en 1943, à New-York, puis universellement traduit, même en latin.

- Citadelle, œuvre posthume, inachevée — un pavé traversé de beautés fulgurantes —, qui lui tenait tant à cœur (1948).

Et bien sûr, des écrits divers et des lettres portés peu à peu à la connaissance du public.

Il écrivit des scénarii pour le cinéma, et déposa treize brevets d’invention en aéronautique.