Les devises latines des cadrans solaires dans le Queyras
Quand une latiniste se promène dans le Queyras, comme tout un chacun, elle tire la langue.
Mais un peu plus que d’autres peut-être, et un peu plus qu’ailleurs, elle tire la langue… latine !
Il reste un peu partout, et surtout sur les églises, des cadrans solaires pourvus de devises en latin. Car, au siècle dernier, on parlait peut-être le provençal, mais on ne l’affichait guère. Aujourd’hui que le provençal est devenu une langue morte, il rejoint le latin sur les devises des cadrans solaires. Utilisez une langue pour l’épigraphie : vous la tuez !
On peut supposer que le choix de la devise se faisait en accord entre le commenditaire et le peintre — pour ces cadrans qui datent presque partout du milieu du siècle dernier, le peintre fut Giovanni Francesco Zarbula. Souvent les cadrans comportent plusieurs devises à la fois, et il arrive qu’une sentence en français, voire en provençal alpin, vienne confirmer ce que dit le latin.
[N.B. Pour la clarté de l’exposé, je cite les devises en petites capitales, et leur traduction en caractères gras ; les textes latins de référence seront en italiques, et leur traduction “ entre guillemets ”.]
Du bon usage du Psautier
Au fil de mes marches, j’ai constitué une petite collection de devises latines. Quelques unes sont fréquentes au point d’en devenir banales : Vita fugit sicut umbra, proclament des murs de Briançon (que je considère comme une porte du Queyras), de Ville-Vieille, de Fontgillarde ou d’Abriès. La vie s’enfuit comme l’ombre, l’ombre du style, cette tige métallique du gnomon, immobile, mais qui voit défiler son ombre en sens inverse des aiguilles d’une montre à la vitesse de la rotation du globe terrestre. Elle évoque à la fois une constatation de la sagesse des nations, et des versets de psaumes sur la brièveté de la vie : dies mei quasi umbra inclinati sunt et ego quasi faenum arui ; “ Mes jours s’en vont comme l’ombre, et je me dessèche comme l’herbe ” (Ps. 102, 12). Au pays des étés courts, on savait que le temps de la fenaison était bientôt suivi des premières neiges. La poésie biblique de la fragilité de l’homme en était d’autant plus parlante.
Cet aspect crépusculaire de la vie humaine est souligné à Arvieux et à Saint-Véran : Sol me vos umbra regit : Moi, c’est le soleil qui me commande, vous, c’est l’ombre.
Autre citation d’un psaume : A solis ortu usque ad occasum. On la rencontre à Briançon et à Ville-Vieille ; elle fait référence, entre autres, au premier verset du psaume 50 (49) : fortis Deus Dominus locutus est et vocavit terram ab ortu solis usque ad occasum eius ; “ le Dieu fort, le Seigneur a parlé et il a convoqué la terre du soleil levant au soleil couchant ”. Bien des commentateurs l’ignorent, qui réduisent la devise à une banalité : le gnomon ne peut servir que de jour — en effet, il ne faut pas demander la lune, ni compter sur elle... Mais ici, il ne s’agit pas d’abord d’astronomie ; ce sont des clercs qui ont proposé ces devises : les psaumes de la vulgate étaient le pain quotidien de leur bréviaire. Un verset écourté, comme le nôtre ici, renvoyait au psaume entier.
Yahvé contre Apollon
Je n’ai pas réussi à dénicher dans les psaumes la devise Ante solem permanet nomen Domini que l’on rencontre aussi à Briançon, Château-Queyras et Ville-Vieille (dans ce cas, Domini est abrégé en DNI). J’ai trouvé seulement (Ps. 113 (112), v. 3) Ab ortu solis usque ad occasum eius laudabile nomen Domini. Ce qui a donné à Abriès, Laudabile nomen Domini : Loué soit le nom du Seigneur. Le psalmiste, imité dans ces deux cas, sinon cité, évoque souvent, de manière métonymique (le nom pour l’être) le nom du Seigneur. À Abriès encore, sur le même cadran, on lit Sit nomen Domini Jesu benedictum in saecula — Que le nom du Seigneur Jésus soit béni dans les siècles. Le Nouveau Testament (par exemple, Actes, XIX, 17) prend le relais de l’Ancien.. Revenons à notre devise Ante solem permanet nomen Domini. Elle signifie, mot à mot : Avant le soleil demeure le nom du Seigneur. L’auteur ou le commanditaire joue sur le sens du mot “ avant ” : avant le jour, même de nuit, Dieu règne. Ou bien y a-t-il une attaque contre un reste de paganisme : notre Dieu, qui veille pendant que nous dormons, est plus fort qu’Apollon. Ce deuxième sens me vient à l’esprit à l’occasion d’une devise qui figure parfois sur les cadrans solaires (comme à Meyriès, sur la route de Château-Queyras au col du Péas). Cette devise, Soli Deo honor et gloria, (À Dieu seul honneur et gloire), je l’ai lue aussi sur un mur intérieur de la minuscule église de Monbardon un jour de fête et de baptême. Deux dames de Marseille la commentaient, et l’une la traduisait à l’autre sans vergogne : “ Au Dieu soleil l’honneur et la gloire ”. Je sais bien que c’est grammaticalement possible ; mais dans une église, c’est peu croyable ! Sur un cadran solaire, en revanche, l’ambiguïté est un enrichissement de sens, un jeu de mots d’ailleurs peu hérétique : le Dieu des juifs et des chrétiens est parfois comparé au soleil par les textes liturgiques.
Ce soleil, aujourd’hui déchristianisé, est si important pour la vie et pour les touristes, dans ces villages installés sur l’adret, bien sûr : Nihil sine sole, dit une devise récente (1988) et assez plate à Souliers. Faut-il être latiniste pour traduire ? — Rien sans le soleil…
De l’heure dernière à la bonne heure
Beaucoup de devises jouent avec le mot clef de l’heure, bien naturellement.
D’abord l’archi-célèbre Omnes feriunt ultima necat (Fontgillarde, 1921) ; il s’agit des heures : Toutes frappent, la dernière tue, qu’on trouve ailleurs et partout sous la variante toutes blessent : Vulnerant omnes, ultima necat.
Nous connaissons aujourd’hui le stress de l’emploi du temps ; mais l’heure, dans la civilisation chrétienne médiévale, qui se poursuit en quelque sorte jusqu’au XIXe siècle dans les profondeurs des montagnes, c’est bien souvent la dernière heure. Elle crée elle aussi un stress, mais différent du nôtre : c’est elle qui peut décider du salut ou de la perdition pour l’éternité. En tout cas, c’est ce que les clercs croient et proclament en latin et rappellent en français sur les cadrans : témoin celui de Molines, qui affirme, en jouant sur les mots paronymes : Ora ne te rapiat hora. Prie pour que l’heure ne t’enlève pas. Car le cadran solaire, comme l’épitaphe antique, est censé parler à son lecteur, qu’il tutoie, comme il sied en latin. De toutes manières, la menace plane. On ne sait ni le jour, ni l’heure, comme dit l’Évangile. Aussi lit-on à Guillestre : Utere praesenti memor ultimae. Use de l’heure présente en te souvenant de l’heure dernière. Allusion au fameux Memento mori de la vie religieuse : mot à mot, “ Souviens-toi de mourir ”, comme se saluent les trappistes.
Mais voici une devise sympathique, dans le village de Fontgillarde dont les deux communautés, la catholique et la protestante, ne partagent pas le même cimetière. Qui bene vivit bene moritur : Qui vit bien meurt bien. Enfin une devise optimiste dans la mesure où elle donne aux bonnes œuvres l’espoir d’un au-delà heureux…
En attendant l’heure dernière, on peut prier pour que l’heure cochée par l’ombre du style soit propice. Le cadran de Ceillac (1829) dit tout cela, longuement, ce qui est rare : Faustam mansuetus donet tibi Conditor horam. / Tu cura extremae providus esse tuae. — Qu’elle soit favorable, l’heure que le Créateur dans sa douceur te donne ! Mais toi, veille à te préparer à ta dernière heure. Mais, comme il ne fait pas toujours soleil, et que l’idée reste valable par beau temps, on trouve, à Briançon, Sit fausta quae latet : — Qu’elle soit favorable, celle qui est cachée, celle qu’un nuage empêche de discerner… La perspective religieuse s’est ici estompée en même temps que le soleil.
Quelques cadrans remarquables
C’est le cas aussi, rare et étonnant, de la longue inscription que l’on peut lire, Place d’Armes, à Briançon : Haec cum sole fugax Themidis Martisque labores et venale forum dirigit umbra simul — Cette ombre qui fuit avec le soleil commande à la fois les activités de Thémis (la justice) et de Mars (l’art de la guerre) et le commerce. Beau paradoxe : ce qui fuit commande. Le contexte judéo-chrétien fait place, exceptionnellement, à la mythologie gréco-romaine, et la méditation eschatologique au discours d’un édile féru de rhétorique.
Passons à deux devises plus profondes. À Saint-Véran, on peut lire sur un mur de ferme : Unaquaeque hora inveniat te pingentem aeternitatem. (Que chaque heure te trouve en train de peindre l’éternité). L’opposition entre chaque heure et l’éternité, formant chiasme, souligne le poids dont chaque heure est ici chargée, que ce soit celle du peintre lui-même travaillant sans cesse pour sa gloire à venir ou pour son salut dans l’au-delà, ou que cette devise soit valable pour chaque esprit se formant continuellement une image de l’autre monde…
À propos de cet autre monde, j’ai lu, à Château-Queyras, les mots que voici : Lux umbram praestat / Mysteria autem veritas. Phrase ambiguë : La lumière l’emporte sur l’ombre. La vérité l’emporte sur les mystères. Ou plutôt : La lumière montre l’ombre. La vérité fait voir les mystères. C’est la plus profonde des devises, presque de la théologie négative...
Saint-Véran fournit aux latinistes un casse-tête. Témoin l’hésitation du traducteur dans le livre de Putelat cité en page 10
Solo horare do / In Deo spem vides. Horare pour orare, sans doute, soit par erreur, soit pour éviter le hiatus, soit par jeu de mot avec hora, “ l’heure ”. Proposons : Je donne à la terre de prier, mais c’est en Dieu que tu vois l’espérance. Le gnomon rythme pour toi les heures, c’est-à-dire te permet de dire trois fois par jour l’angélus. Mais ta vraie patrie mystique est en Dieu… Qui dit mieux ?
Carpe diem
En somme, à de rares exceptions près, les devises latines anciennes du Queyras que j’ai pu relever montrent un peuple ou des pasteurs soucieux de moralité, attentifs au moment ultime de la vie, lecteurs de psaumes.
Cette étude mériterait de séparer ce qui appartient aux catholiques et ce qui peut venir des protestants, dont le Queyras était un bastion. L’usage du latin peut faire pencher la balance du côté catholique. Il faudrait aussi s’intéresser au décor, dont les symboles importaient au moins autant au peuple que les devises latines.
SATOR
AREPO
TENET
OPERA
ROTAS
Terminons par un cadran amusant, devant lequel les Mousquetons du Peinin (juillet 1997) passaient chaque fois qu’ils descendaient à Aiguilles. Nous pouvions lire sur la façade d’un vieux chalet, près d’une fontaine, dans un lacet du chemin, à la fois le fameux carré magique (cf. figure ci-jointe) et la date du cadran donnée par un bel ablatif absolu : Alto Carolo regnante : Sous le règne du grand Charles (de Gaulle, bien sûr) !
Mais nulle part je n’ai trouvé les deux mots d’Horace, rendus plus célèbres encore par Le cercle des Poètes disparus, Carpe diem…
Geneviève Le Hir (71)
Ndlr : le carré magique signifierait : Le semeur tient "Opera" par son travail (les roues).