Le SIDA en Afrique

en questions

Au cours du camp des Mousquetons de juillet dernier, nous en sommes venus à réfléchir, durant une veillée, sur les rapports Nord-Sud. La question de l’aide humanitaire et médicale s’est posée, et Patrick Imbert a proposé des informations sur la situation africaine.

Médecin militaire, spécialisé en pédiatrie et en maladies tropicales, notre camarade cambusard Patrick Imbert a exercé plusieurs années en milieu tropical, notamment à Tahiti et au Sénégal (à deux reprises : 1983-1985 et 1994-1998). Depuis 1998, il travaille à l’hôpital militaire Bégin, à Saint-Mandé (94) dans un service de maladies infectieuses et tropicales.

Nous lui avons donc demandé de préciser et de mettre par écrit pour La Cambuse ce qu’il avait avancé cette nuit-là. Voici le résultat 1.

 

Selon les termes du Directeur Médical de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), « le SIDA est le plus grand défi pesant aujourd’hui sur la société mondiale ». En effet, 20 ans après l’apparition des premiers cas cliniques, le SIDA est devenu la maladie la plus dévastatrice de l’histoire de l’humanité. L’Afrique est de loin le continent le plus touché. En 1999, le SIDA a tué environ dix fois plus de personnes en Afrique que les conflits armés.

Pourquoi parler du SIDA en Afrique dans La Cambuse ? Sachant que je travaille depuis des années, en Afrique ou en France, au contact de patients infectés par le virus de l’immunodéficience humaine (VIH), la Rédaction m’a demandé de faire part de quelques réflexions tirées de mon expérience. Je vous propose de le faire sous forme de réponses aux questions fréquemment posées.

1. L’Afrique est le berceau du VIH. Vrai ou faux ?

Éliminons tout de suite certaines hypothèses farfelues, dont certaines nées dans l’imagination de certains avocats américains véreux, plus préoccupés à récupérer de l’argent par des procès retentissants qu’épris de vérité scientifique. Ainsi, la pandémie (= épidémie mondiale) à VIH n’est pas née d’une souche échappée d’un laboratoire de recherche ou de campagnes de vaccination menées par l’OMS. Non, les deux virus humains connus, VIH1 et VIH2, ont bien leur origine en Afrique. Ils ont pour ancêtres des virus sévissant chez les primates non humains (chimpanzé pour le VIH1, mangabé pour le VIH2), comme le montre leur grande parenté avec les VIH, prouvée par les analyses phyllogéniques. On pense que ces virus seraient en fait présents depuis longtemps dans certaines tribus africaines soumises à des rites les mettant en contact avec du sang de singe, mais vivant en équilibre avec ces virus dans leur environnement depuis des lustres.

Pourquoi cette extension récente et brutale depuis les années 1980 ? Un livre très bien documenté en révèle les principales hypothèses (M. Grmek, Histoire du SIDA, Paris, Payot, 1989). Parmi celles-ci, la plus vraisemblable est la dissémination à partir du ou des foyers africains originels, du fait de bouleversements socioculturels survenus au siècle dernier — exode rural, déforestation ou développement des voyages — mettant ce virus en contact avec des populations sans immunité contre ce virus. La propagation aux autres pays ou continents, d’abord américain, s’est faite essentiellement par voie sexuelle (expatriés, tourisme sexuel).

2. L’Afrique est le continent le plus touché. Vrai ou faux ?

Le SIDA est devenu la menace la plus sérieuse pesant sur l’avenir du continent africain. Les chiffres parlent d’eux-mêmes (voir l’encadré).

 

Fin 2001 :

40 millions de personnes vivaient avec le VIH dans le monde

28,5 millions se trouvaient en Afrique (9 % de la population totale)

20 millions sont morts du SIDA, dont les 2/3 en Afrique

13 millions d’enfants (11 millions en Afrique) étaient orphelins de mère ou des 2 parents

Le SIDA est devenu la première cause de décès en Afrique subsaharienne

 

En 2001, 3,5 millions de nouvelles infections et 2 millions de décès sont survenus en Afrique subsaharienne. Dans plusieurs villes d’Afrique de l’Est ou du Sud (Botswana, Zimbabwe, Namibie, Afrique du Sud), un quart à plus de la moitié des femmes enceintes étaient séropositives (= porteuses d’anticorps témoins d’une infection par le VIH). Des générations d’enfants vont grandir orphelins et sans enseignement scolaire, nombre d’instituteurs étant malades ou décédés du SIDA et l’appauvrissement des familles nécessitant d’envoyer les enfants aux champs plutôt qu’à l’école. Selon des prévisions, l’espérance de vie va s’abaisser à 45 ans dès 2005 en Afrique australe.

Par ailleurs, des pans entiers de la société, entreprises ou administrations, sont menacés de disparition. Ainsi, le SIDA est un fléau non seulement médical, mais également social et économique, risquant de compromettre les efforts vers un « développement durable » (cf. compte-rendu de Y. Moulin sur le Sommet de la Terre de Johannesburg, Cambuse n° 17, p. 16-17). « Nous passons aujourd’hui plus de temps à enterrer nos morts et à soigner les malades qu’à cultiver la terre » disait un paysan d’Afrique australe en 1999. Au Kenya, la retraite pour raison d’âge ne représentait plus que 2 % des départs des employés en 1997. La plupart des responsables politiques l’ont bien compris : il faut mener une véritable guerre pour enrayer et faire reculer cette épidémie.

3. En Afrique, il existe des modalités particulières de transmission. Vrai ou faux ?

Dans nos sociétés occidentales, nous entendons souvent parler de « groupes à risque », homosexuels ou drogués notamment. Cette notion est d’ailleurs de plus en plus erronée, l’épidémie se propageant actuellement surtout chez les hétérosexuels.

En Afrique, comme dans tous les pays en développement (PED), la transmission hétérosexuelle est très largement dominante, d’où la quasi-égalité des sexes parmi les séropositifs. Malheureusement, les actes médicaux constituent encore trop souvent (10 %) le mode de contamination : transfusions, injections avec des aiguilles souillées. Enfin, la transmission mère-enfant, pratiquement disparue en Occident grâce aux traitements actuels, survient chez environ 30 % des femmes enceintes infectées par le VIH. L’allaitement maternel, très pratiqué en Afrique, est responsable d’environ un tiers de ces contaminations, ce qui pose de graves problèmes pour son maintien dans les régions très touchées par le VIH. D’autres modes de transmission, comme les piqûres de moustiques, sont en revanche exclus.

4. En Afrique, les religions ont un rôle à jouer face au SIDA. Vrai ou faux ?

Cet aspect est peu évoqué dans les congrès ou dans la littérature, car il s’agit d’un sujet sensible ! Mon expérience de pédiatre au Sénégal, pays musulman à 95 %, m’amène à me poser certaines questions. La prévalence (n séropositifs / n habitants) de l’infection à VIH y est faible, moins de 2 % de la population. Certes, ce pays est cité en exemple pour être rapidement sorti de la langue de bois, avoir reconnu la réalité de l’épidémie et s’être donné des structures de prévention et de lutte. Mais sont-ce les seuls facteurs expliquant la faible progression de l’épidémie ? J’observe que dans les pays majoritairement musulmans, dans cette région du monde comme ailleurs, la prévalence est généralement plus faible que dans les pays catholiques d’Afrique subsaharienne (environ 15 % en Côte d’Ivoire par exemple). Est-ce une affaire de religion ? Par exemple, la polygamie, facteur limitant le « vagabondage sexuel » ( ?) (ne voyez pas ici une apologie de cette coutume…), est traditionnelle en Afrique et autorisée par l’Islam. D’autres paramètres culturels ou anthropologiques sont à prendre en considération : rôle des castes, de la structure des diverses sociétés, permissivité sur le plan de la sexualité plus répandue dans les sociétés des zones de forêt, plus souvent catholiques, que dans les sociétés du Sahel, par ailleurs à prédominance musulmane, etc.

Face au SIDA, les religions chrétiennes et musulmanes insistent sur deux aspects essentiels : la prévention, basée sur des appels réitérés à la fidélité, et la compassion vis-à-vis des malades. Ce dernier point est en effet loin d’être acquis, tant le rejet des séropositifs (divorce, répudiation des femmes, bannissement des sidéens) est encore présent. À Dakar, plusieurs colloques se sont tenus pour étudier la réponse de l’Islam à ce fléau. Une différence notable avec les Églises chrétiennes est que plusieurs responsables religieux islamiques n’hésitent pas à recommander de façon pragmatique l’usage du préservatif, indispensable pour stopper la propagation du virus par les relations sexuelles.

Ces quelques réflexions suggèrent qu’il y a encore beaucoup à faire dans ce domaine pour contribuer à la lutte contre le SIDA en Afrique.

5. La transmission mère-enfant (TME) est évitable en Afrique. Vrai ou faux ?

Comme je l’ai rappelé plus haut, la TME du VIH est une préoccupation essentielle en Afrique, ce d’autant plus qu’une prévention efficace, basée sur la prise de médicaments avant et pendant l’accouchement, la réalisation d’une césarienne et l’abstention d’allaitement maternel (le virus est présent dans le lait), a fait ses preuves en Occident. En France, le risque de transmettre le virus à son enfant est ainsi devenu inférieur à 1 %. En Afrique, ce schéma se heurte à de multiples obstacles, inaccessibilité des tests sérologiques, des médicaments et des césariennes, allaitement maternel maintenu pour des raisons médicales (prévention des diarrhées, cause majeure de mortalité pédiatrique), économiques (une boîte de lait pour bébés = 1/10e du salaire moyen d’un fonctionnaire au Sénégal) et culturelles (dévalorisation et rejet de la mère en l’absence d’allaitement).

De nombreux travaux ont permis de proposer des schémas adaptés aux réalités des pays en développement, de l’Afrique en particulier : schémas courts pour le traitement, allaitement possible en l’absence d’alternative, en préconisant un allaitement exclusif (aucun ajout au lait maternel) pendant une durée limitée à 3-4 mois. Un schéma intéressant consiste à donner une dose unique d’un médicament (névirapine) pendant l’accouchement (à toute parturiente si la sérologie n’est pas réalisée) et une dose le premier jour à l’enfant. Ce médicament est donné gratuitement par le fabriquant aux gouvernements ou à des ONG. Ce protocole a permis de réduire de moitié, malgré l’allaitement, le risque de transmission au Malawi. Quand une mère accepte le dépistage et de prendre un traitement, le meilleur schéma semble être une association d’AZT (le premier antiviral anti-VIH connu) en cure brève avec la névirapine chez la mère et chez son enfant (taux de transmission de 7 % « seulement » malgré l’allaitement). Le problème de la substitution du lait maternel reste néanmoins souvent insoluble en dehors de programmes internationaux.

6. Les malades du SIDA ont accès au traitement en Afrique. Vrai ou faux ?

La prise en charge de l’infection à VIH a été bouleversée par la « trithérapie », association de trois médicaments actifs contre le virus. Cette stratégie permet dans la majorité des cas de transformer une maladie mortelle en un portage de virus, compatible avec une vie normale. Les trois limites à ce traitement sont les effets secondaires, fréquents et parfois graves, la perte d’efficacité ou « échappement » (= sélection par le médicament de virus mutants, résistants aux médicaments), et le coût élevé, environ 10 000 € par an dans les pays développés. Les deux premières sont résolues par la surveillance clinique et biologique, elle-même coûteuse. Quant au financement des soins, il est assuré en Occident par l’État, ce qui permet à tous les malades d’avoir accès aux soins nécessaires. D’autres obstacles viennent des pays du Sud eux-mêmes. Ainsi, les dirigeants de l’Afrique du Sud ont longtemps nié l’existence même du sida, privant par là les malades de l’accès à la trithérapie.

En Afrique, comme dans les autres pays en développement, les limites du traitement constituent autant d’obstacles jugés insurmontables jusqu’à une période récente. Des voix se sont élevées pour dénoncer le fait que 80 % des moyens financiers étaient au Nord alors que 80 % (en réalité plus de 90 %) des malades étaient au Sud. Sous la pression d’associations de malades ou d’organisations non gouvernementales (ONG), et grâce aux efforts de l’Onusida, agence émanant de l’ONU et de la Banque Mondiale, l’accès à la trithérapie est désormais possible dans les pays du Sud, mais dans certains pays seulement et pour une proportion très faible de malades. De nombreuses actions tentent de rendre ces traitements plus accessibles. Ainsi, l’Onusida a mis en place, en partenariat avec les laboratoires pharmaceutiques, la possibilité de négocier directement avec chaque pays le prix des médicaments (initiative « Accelerated Access »), ce qui a permis de diviser par dix (1 300-1 500  par an) le prix du traitement dans plusieurs pays africains. Par ailleurs, le développement de produits génériques, fabriqués notamment au Brésil, en Thaïlande, en Inde et en Chine, permet d’abaisser le prix d’une trithérapie à moins de 400  par an. Enfin, de nombreux programmes d’accès aux traitements se sont développés sous l’égide d’ONG diverses, Médecins sans Frontières notamment.

Ces avancées sont bien modestes face aux énormes enjeux. Pour y faire face, P. Piot, le directeur exécutif de l’Onusida, estimait au congrès mondial 2002 de Barcelone qu’il faudrait que les États membres de l’ONU versent annuellement 10 milliards de dollars au Fonds mondial contre le SIDA, la tuberculose et le paludisme. Or, ce sont 700 millions de dollars qui ont été versés en 2001. On est loin du compte …


Au total, ce rapide survol, bien sûr incomplet, vous montre que cette affection aux multiples visages est encore loin d’être vaincue, notamment en Afrique. Malgré tout, il y a des lueurs d’espoirs grâce à l’efficacité de certains programmes nationaux de prévention. Nous avons évoqué le cas du Sénégal. La prévalence du VIH recule en Ouganda, et plus récemment dans des villes de Zambie ou d’Angola. Mais la véritable solution viendra du vaccin contre le VIH. Il faudra cependant encore de nombreuses années pour y parvenir, en dépit des annonces intempestives récentes dans les médias.

Patrick Imbert (94- Saint-Mandé)

 

1 Aux dernières nouvelles, Patrick Imbert est maintenant à l’œuvre dans la lutte contre la pneumopathie atypique qui nous vient de Chine.