La protection des sols contre l’érosion

 

Rôle de la forêt pour la prévention des risques naturels

 

Par Bernard Saillet

 

Bernard Saillet est un cambusard d’une fort ancienne génération, trop chargé d’enfants et de petits-enfants, nous dit-il, pour avoir le loisir de venir au camp des Mousquetons. Mais, l’œil et le pied vif, il se mêle volontiers, avec son épouse, aux sorties cambusardes de mars. C’est là que nous avons fait sa connaissance, que nous avons appris qu’il était le parrain d’un autre contributeur scientifique à notre revue, le géologue Bernard Guy, et qu’il avait une longue expérience profes­sionnelle d’ingénieur de la RTM (Restauration des Terrains en Montagnes) qui pouvait intéresser les amateurs de montagne et de nature que nous sommes, au moins par formation humaine. D’où ces pages, plusieurs fois revues pour en diminuer la longueur, hélas !

La sortie cambusarde du 14 mars 2004 devrait, sous la conduite de Bernard Saillet, nous mener voir sur le terrain, au pied du Saint-Eynard, in situ, ce qui est écrit ici.

 

Il était une fois Noé, le grand père de tous les vivants.

À cette époque lointaine — les géologues l’attestent — la terre était couverte de forêts.

Quelque temps auparavant le Créateur avait installé le premier homme dans le jardin d’Éden, plein d’arbres séduisants à voir lui donnant mission de cultiver et de garder ce fabuleux patrimoine.

Or quelque temps biblique plus tard survint une méchante inondation dite déluge, qui noya toute la terre et ses forêts. Hélas, à l’impossible nul n’est tenu et quand trop c’est trop, il faut regarder l’eau tomber qu’on ne peut arrêter et... se mettre à l’abri. Ce que fit Noé, à qui la forêt rendit encore le service de fournir du bois résineux pour construire l’arche, enduite de bitume en dedans et en dehors, sur laquelle il sauva la création, bêtes et gens.

C’est dire que le débat forêt/inondation n’est pas nouveau. Efforçons nous d’en découvrir les données

I. Phénomènes naturels, risques... ou catastrophes ?

Sur notre vieille terre, âgée de quelques milliards d’années, il n’est pas de catastrophes naturelles . Tout ce qui meut, agite, façonne notre monde et la mince pellicule qu’est l’écorce terrestre ne sont que phénomènes naturels, manifestations de la vie de la planète. Phénomènes plus ou moins brutaux, plus ou moins lents, avec des épisodes cataclysmiques. Sous nos yeux, de quelques millimètres ou centimètres par siècle, se rapprochent ou s’écartent les continents, ou encore s’élèvent les Alpes.

Mais pour nous, petits hommes, tout ce qui nous menace devient risque et ce qui nous extermine devient catastrophe... La liste est longue de ces phénomènes naturels d’ordre géologique ou météorologique, qui en l’absence de l’homme et de ses installations passent tout à fait inaperçus, mais deviennent désastres quand nous nous trouvons sur leur passage. Tremblements de terre, volcans, raz de marée, typhons, écroulements de montagne, glissements de terrains, avalanches, inondations provoquent alors deuils et destructions.

Certains de ces événements sont d’une ampleur telle que l’on peut au mieux chercher à les prévoir, et dans toute la mesure du possible, comme Noé, se mettre à l’abri. Mais il est d’autres phénomènes naturels, plus lents, moins apparents, en face desquels la bonne nature et l’homme ne restent pas impuissants. Chargé de gérer la terre en bon père de famille, la cultivant mais aussi la gardant, la préservant, l’homme a l’impérieux devoir de préserver la mince pellicule où se concentre la vie à la surface émergée de la planète : les sols, sans cesse menacés par l’érosion.

L’on s’attachera donc dans les lignes qui suivent à l’examen de ce qu’en d’autres lieux on a appelé le problème général de « la défense et restauration des sols ». Mais tout d’abord qu’est ce que l’érosion ?

II. L’érosion

Pour faire simple, on dira que l’érosion, c’est l’action conjuguée des éléments météorologiques et de la pesanteur sur les sols et les roches superficielles.

1. Les agents naturels de l’érosion sont au premier chef, agissant de concert, l’eau, le vent et la température ou plus précisément les écarts de température

La température : l’insolation violente et torride dans les pays méridionaux, le gel et le dégel en altitude ou dans les pays septentrionaux désagrègent et font éclater les roches.

Le vent a produit ces paysages extraordinaires que nous ont rendus familiers les westerns. Mais c’est aussi le vent qui transporte et façonne les dunes du désert saharien ou du littoral aquitain et sculpte congères et corniches de neige.

L’eau, source de toute vie dans les océans comme sur les terres émergées, peut être une menace sérieuse pour l’humanité : les inondations se partagent avec les tremblements de terre le triste record du nombre de victimes et de destructions au cours du siècle écoulé. Sous nos latitudes moyennes l’eau est l’agent principal de l’érosion, certes plus active en montagne qu’en plaine, mais les processus sont les mêmes ; c’est ce que l’on appelle l’érosion hydraulique.

En terrain nu l’action érosive se manifeste dès l’impact, dès le choc des gouttes sur le sol qu’elles désagrègent, surtout par temps d’orage ou de grêle.

- une partie des eaux s’infiltre plus ou moins vite en fonction de la nature du terrain,

- le reste ruisselle à des vitesses d’autant plus grandes que la pente est plus forte et donne lieu selon la structure du sol, soit à de l’érosion en nappe diffuse sur toute la surface, soit à de l’érosion linéaire ou concentrée, et le plus souvent les deux à la fois. L’érosion linéaire commence par de minuscules rides ou rigoles qui s’approfondissent et s’élargissent vers l’aval, devenant ruisseaux, puis ravins, torrents et rivières avant de rejoindre la mer. Au cours des millénaires c’est le ruissellement concentré de nos grands bassins fluviaux qui a sculpté le relief de notre pays. La substance arrachée à nos montagnes constitue selon les cas des plaines caillouteuses comme La Crau ou de riches plaines alluviales et les deltas, telles la Camargue.

Lorsque les surfaces frappées par la pluie sont végétalisées l’on comprend aisément que les processus érosifs sont ralentis, voire supprimés, et cela en fonction de la nature de cette couverture vivante : pelouse, pâturage d’altitude, terrains cultivés ou forêt. L’on y reviendra.

2. Quelques chiffres sur l’importance de l’érosion.

En climat océanique, en terrain assez bien végétalisé, l’érosion en nappe est faible, mais l’érosion torrentielle par ravinement et effondrement des berges peut être importante, surtout dans les massifs travaillés par les glaciers. Pour les massifs alpins et pyrénéens la vitesse moyenne d’érosion est relativement faible et varie de 0,1 à 1 mm par an d’épaisseur de sol, ce qui représente quand même pour le haut de la fourchette un mètre par millénaire d’usure de la partie émergée de la planète. Il s’agit bien sûr de moyennes sur de grands bassins.

Pour un bassin torrentiel donné, tel celui du torrent de Saint Antoine à Modane, en Maurienne, un orage violent, le 24 août 1987, a fait descendre sur la ville, la route du Mont-Cenis et la voie ferrée Pais-Rome une lave de boue de 100 000 m3 soit, pour un bassin versant de 5 km2 une ablation, une érosion de 20 mm de sol en quelques heures.

En climat méditerranéen, avec des préci­pitations plus rares mais violentes, sur des terrains souvent dénudés, l’érosion en nappe peut être très importante. Sur marnes noires, en moyenne Durance, dans la région de Sisteron, l’ablation moyenne annuelle atteint de 7 à 10 mm., soit un mètre d’épaisseur par siècle. Ce phénomène a causé l’atterrissement 1 beaucoup plus rapide qu’attendu des bassins de compensation d’EDF à l’aval de Serre-Ponçon, et notamment l’envasement de l’étang de Berre.

3. l’érosion anthropique.

Partie constitutive de l’écosystème, l’homme n’est pas à proprement parler un élément direct de l’érosion.

Mais par le caractère intensif ou extensif de ses spéculations agro-sylvo-pastorales, par son habitat en montagne, et depuis l’ère du tracteur, du bulldozer et du béton, par ses grands aménagements et ses infrastructures, il est susceptible d’avoir une influence, bonne ou mauvaise, sur les processus naturels de l’érosion.

L’homme a très tôt pris conscience de l’importance de l’enjeu et de l’importance du rôle de la végétation en générale et de la forêt en particulier pour lutter contre l’érosion des sols.

III. La lutte contre l’érosion en France.

1. La période historique.

L’absence de la couverture vivante, de cette peau naturelle que constitue la végétation, soit qu’il n’y en ait jamais eu, soit qu’elle ait été détruite par le feu du ciel ou les activités humaines, a de tout temps été considérée comme néfaste.... Platon déjà déplorait il y a 2400 ans que le déboisement des Monts du Péloponnèse n’ait laissé de sa terre « que le squelette d’un corps décharné par la maladie...Les parties grasses et molles ont coulé et il ne reste plus que la carcasse nue de la région... ».

C’est à la même époque dans le Moyen-Orient particulièrement sensible à l’érosion du fait de la rudesse du climat que Job constatait tristement : « La montagne s’effrite et s’écroule, le rocher se détache de son lieu, les eaux usent la pierre et le courant ronge peu à peu la terre, et c’est ainsi que Tu (Yahvé) fais périr les hommes. »

Plus près de nous, et pour rester en France, les chroniques du Moyen Âge, en Haute Provence, en Savoie, dans les Pyrénées, sont remplies de récits de maisons ensevelies, de chemins et ponts coupés, de champs ravagés, de personnes emportées par les flots. Les communautés montagnardes s’installaient, autant que faire se pouvait, en dehors des zones menacées et respectaient des règles de bonne gestion : pas de défrichement ni de pâturage sur les terrains en forte pente, participation de tous les hommes à des « corvées » pour la création et l’entretien de digues le long des torrents, participation aux secours en cas de malheur...

Après la période révolutionnaire l’exposé des motifs d’une loi du 9 floréal an XI (1803) déclare, un peu comme Platon, « la condition de conserver les bois situés sur les montagnes ou leurs pentes sera salutaire. Dépouillées d’arbres, rien ne s’oppose plus à l’effort des torrents ; ils entraînent avec eux mille débris dont ils couvrent la plaine et qui la frappent de stérilité. Lorsque les forêts majestueuses qui attestaient l’antiquité du monde ont cédé à la cognée, les rochers mis à découvert ne se revêtent plus, les plaines perdent les sources de fécondité et l’homme se ressent même dans l’air qu’il respire de l’injure qui’ il a faite à la nature en la dépouillant de son plus bel ornement »

2. L’époque moderne.

Nonobstant ces belles déclarations, la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe furent une période néfaste pour la forêt française. En 1815 elle avait perdu 1,5 million d’hectares en moins de trente ans et ne représentait plus que 12 % de la surface du pays. Et bien souvent les forêts restantes étaient dans un état pitoyable. Le code forestier fut promulgué en 1827 et permit d’engager leur protection et leur remise en état.

Au milieu du XIXe siècle des inondations catastrophiques à répétition des grands fleuves, le Rhône, la Loire et la Garonne, causèrent de nombreuses victimes et des dégâts considérables dans les grandes villes et notamment en 1840, 1844, 1856 et 1860. C’est un ingénieur des Ponts et Chaussées des Hautes Alpes, responsable de la sécurité des populations, Alexandre Surell, qui se fit le promoteur et le chantre de la lutte contre les crues torrentielles par le reboisement. Dans un ouvrage sur les torrents des Hautes Alpes, publié en 1841, il proclamait que c’est à la source qu’il faut combattre le mal que sont les inondations : « La nature en plaçant les forêts sur les montagnes des Alpes a mis le remède à côté du mal ! Le développement des forêts provoque l’extinction des torrents. »

Surell fut entendu. Un vaste mouvement d’opinion fit prévaloir l’idée que tout le mal venait du déboisement des montagnes. L’on accusa tout bonnement les montagnards d’en être responsables ! Ceux-ci n’en pouvaient mais, car il faut rappeler que l’on était alors dans ce que l’on a appelé le petit âge glaciaire, avec un refroidissement marqué du climat. Les glaciers chamoniards barraient la vallée de l’Arve. Dans le même temps la montagne n’avait jamais été aussi peuplée ; pour survivre il fallait bien couper du bois, développer ses troupeaux, mettre en (maigres) cultures de nouveaux champs pas sur la forêt ; et, ce faisant, aggraver l’érosion qui provoquait des catastrophes dont les montagnards étaient les premières victimes.

Il était temps que la solidarité nationale se manifestât, dans l’intérêt bien compris de l’amont et de l’aval, des montagnes dégradées et des plaines inondées. Il fallut quand même vingt ans pour que de projet en contre projet, de rapports en ordonnances l’on parvint le 28 juillet 1860 à la promulgation par Napoléon III de la première loi connue en Europe sur « le reboisement des montagnes ».

L’État entreprit aussitôt un vaste programme de reforestation, quelque peu autoritaire. Mais les expropriations des terres des montagnards pour les reboiser furent assez peu populaires et les difficultés ne manquèrent pas, tant sur le plan social que technique. L’on s’aperçut vite en effet que la forêt seule ne peut tout régler, et l’on y ajouta en 1864 une loi sur « le gazonnement des montagnes », puis en 1882 la loi fondatrice de la « restauration et conservation des terrains en montagne » autrement dit RTM, encore en vigueur aujourd’hui dans notre code forestier.

3. Les réalisations.

3.1. Du rôle de la forêt pour lutter contre l’érosion.

Nous verrons plus loin les limites du rôle de la forêt, mais examinons rapidement comment la forêt intervient. Trois modes d’actions pour l’essentiel :

- Le peuplement forestier atténue ou supprime le choc de l’eau sur le sol, et freine le ruissellement.

- Une partie importante de l’eau tombée sur les cimes s’évapore, soit directement, soit par transpiration biologique à travers les stomates du feuillage. C’est l’évapotranspiration. Les arbres sont une pompe aspirante. Une partie de l’eau est également fixée dans les tissus de l’arbre.

- Une autre partie de l’eau est fixée sur ou dans le sol :

sur le sol, c’est la neige qui, y reste plus longtemps qu’en terrain nu et fond plus lentement au printemps. Pour sa part l’humus forestier est capable, comme une éponge, de stocker 10 fois son poids d’eau.

Dans le sol, c’est l’infiltration, beaucoup plus intense en forêt que sur une pelouse alpine ou en terrain nu. Le système racinaire très développé des arbres favorise l’infiltration de l’eau de pluie ou de fonte des neiges vers les couches profondes du sol. Selon les essences, la nature du sol et le climat ceci peut représenter la moitié de la pluviosité annuelle. C’est sûrement un bien quand on craint les inondations ; ce ne l’est pas nécessairement en année de canicule quand la consommation de la forêt tarit les sources...

3.2. Les grands travaux. 1860-1960.

L’essentiel a été réalisé à l’âge d’or du RTM, avant la guerre 1914-1918, à l’époque du franc-or. L’État vendit des forêts de production en plaine pour financer les travaux en montagne. Il acheta aux montagnards 380 000 hectares de terrains érodés ou menacés dans 25 départements des Vosges, du Jura, des Alpes, des Pyrénées ou du massif central.

Les reboisements.

Sur cette surface, 120 000 hectares sont aujourd’hui à l’état de pâturages, ou de vides non boisables car constitués de dérochoirs ou de berges rives des torrents.

260 000 hectares ont été boisés, dans des conditions variables en fonction de la diversité des sites et des enjeux.

Dans les départements méridionaux, des terres ingrates et désolées ont été plantées en pin noir d’Autriche, pin laricio, pin sylvestre, pin à crochets, cèdres, mélèzes, sapins et feuillus divers. Le paysage transformé, reverdi, permet à ces régions un développement touristique improbable jusqu’alors. L’on a du mal à retrouver en forêt les innombrables ouvrages de stabilisation des ravines, les clayonnages, seuils en gabions ou petits barrages de pierres sèches littéralement digérés par la végétation. Les objectifs majeurs de la RTM, la lutte contre l’érosion par ruissellement, et la régularisation du régime des eaux ont été atteints sur ces terrains.

Ailleurs, dans les Alpes du Nord et dans les Pyrénées, les reboisements ont concerné plus directement la protection des lieux habités contre les chutes de pierres, les avalanches et les débordements torrentiels.

Le génie civil.

Il s’agit de travaux publics réalisés en même temps que les reboisements qu’ils complètent car on ne peut tout demander à l’arbre. À  la violence des éléments il faut parfois opposer la force d’ouvrages en maçonnerie, en béton ou en acier, construire des barrages, des murs, des digues, des râteliers et des filets pare-pierres ou paravalanches. La raison d’être des travaux de restauration des terrains en montagne, c’est d’abord de chercher à éteindre les phénomènes érosifs avant de chercher à se protéger de leurs conséquences. C’est s’en prendre aux causes plutôt qu’aux effets. Pendant un siècle la lutte contre les crues torrentielles ou les avalanches a consisté de ce fait à la réalisation d’ouvrages de protection active destinés à empêcher ou atténuer les phénomènes redoutés.

La correction d’un torrent conjugue le reverdissement et le reboisement de son bassin versant avec la stabilisation de son lit. Les travaux de génie civil réalisés dans celui-ci ont pour objet de rectifier son profil en long, de briser la force des eaux par une succession de seuils ou de barrages, provoquant en amont le dépôt d’alluvions qui stabilisent les berges ; de construire des radiers pour renforcer le pavage naturel du lit, empêchant celui-ci de s’enfoncer dans les terrains meubles ; ou même de dévier le torrent à travers un tunnel lors­qu’il n’y a pas d’autre moyen de l’empêcher d’affouiller un versant instable. Voir le Chagnon à Vars (Hautes Alpes), le torrent de Saint Julien en Maurienne ou celui du Morel en Tarentaise.

Ailleurs ce sont des terrasses et des murs de pierres ou de gabions qui ont fixé sur place la neige ou des blocs de rochers qui menaçaient les villages ou de petites villes, comme à Barèges ou à Cauterets dans les Pyrénées.

Au total ce sont 1500 bassins torrentiels et plus de 100 couloirs d’avalanches qui ont été ainsi traités depuis un siècle dans les Alpes ou les Pyrénées.

Les améliorations pastorales.

>Dès 1864, mais surtout depuis les années 1920 une politique d’améliorations pastorales a été conduite dans les alpages par une action conjointe des services de l’agriculture et des eaux et forêts d’une part, et par les organisations professionnelles agricoles et les éleveurs d’autre part, regroupés après la dernière guerre au sein de la fédération française d’économie montagnarde. Par le biais de concours d’alpages, de travaux de reconstitution des pelouses, de construction de cabanes de bergers, de parcs-abris pour le bétail et de routes pastorales, s’est peu à peu précisée la notion, par tous reconnue aujourd’hui, du rôle fondamental de la « dent du bétail » et d’un pastoralisme bien conduit pour l’entretien du territoire montagnard et des paysages.

3.3. La restauration des terrains en montagne aujourd’hui.

Les cinquante dernières années ont vu une évolution sans précédent de la société montagnarde. Les villages traditionnels se sont vidés, l’agriculture autarcique n’a pas pu, sauf exceptions notables et exemplaires (tel le Beaufortain), résister à la concurrence des pays de plaine ou de plateaux. Dans les massifs les plus rudes, partant les plus exposés aux risques naturels, le montagnard n’est plus un agriculteur.

Le tourisme a connu l’essor que l’on sait. De grandes stations sont nées, implantées le plus souvent en des lieux ou à des altitudes où jadis n’existaient que des chalets d’alpages inoccupés en hiver. Des routes d’accès ont été ouvertes dans les versants, des aménagements pour le ski, pistes, remontées mécaniques, ont modifié et bouleversé le terrain. Pour tous les nouveaux usagers et habitants de la montagne la demande de sécurité est devenue beaucoup plus forte, absolue, dans le temps même où les risques se sont accrus de façon considérable.

Les années 1970, marquées dans les Alpes par des avalanches et glissements de terrain meurtriers (plus de 100 victimes à Val d’Isère et à Passy en Haute Savoie), ont donné une nouvelle impulsion à la prévention des risques naturels. Les respon­sabilités sont désormais élargies. Aux côtés de l’État les collectivités locales, régions, départements et communes sont impliqués en tant que maîtres d’ouvrage des travaux réalisés.

Le génie biologique conserve une place privilégiée chaque fois que les conditions du milieu le permettent : volet forestier des projets de correction torrentielle, plantations associées aux filets pare-pierres ou paravalanches, engazonnement des talus et pistes de ski.

Quant aux travaux de génie civil, ils font davantage appel à des ouvrages de protection passive, dont l’efficacité est plus directement immédiate pour répondre à une demande urgente et pressante de sécurité.

À la correction active d’un bassin torrentiel ou au reboisement d’un versant avalancheux, œuvre de longue haleine à effet différé, l’on substitue, ou l’on ajoute, immédiatement à l’amont d’un site à protéger la construction d’une plage de dépôt destinée à arrêter et stocker une coulée de boue, ou une digue de détournement de l’avalanche (une “tourne”).

3.4. Limites du rôle de la forêt.

- Les inondations

La surface boisée de l’hexagone qui était tombée à 6,5 millions d’hectares en 1815 est aujourd’hui de 15 millions d’hectares. C’est dire que la masse de l’éponge forestière a plus que doublé et nous préserve de nombreuses crues qui constituent de ce fait des non-événements dont ne parlent pas les media.

L’on estime que dans les meilleures conditions une forêt en bon état sur de bons sols est capable de retenir jusqu’à 100 mm d’eau de pluie, si cette pluie survient après une période, sinon de sécheresse, du moins de beau temps. Il est clair que si la pluie survient sur un sol déjà détrempé et saturé, la forêt ne retient pas plus l’eau qu’une éponge gorgée d’eau. Elle continue néanmoins, ce qui n’est pas négligeable, à freiner le ruissellement et à empêcher l’érosion superficielle.

Il reste qu’on peut porter au crédit de la forêt une régularisation significative du régime des eaux.

De l’étude de bassins versants expérimentaux installés en Haute Provence et suivis depuis une vingtaine d’années l’on peut retenir que, par rapport à un terrain nu ou simplement enherbé, la forêt :

supprime complètement les crues annuelles faibles, dites de fréquence élevée,

retarde, écrête et étale dans le temps les crues moyennes, d’ordre décennal,

peut avoir un effet retard sur les crues majeures, ce qui n’est pas négligeable lorsque cela accroît le délai d’alerte et donne un peu de temps pour organiser les secours.

Mais on ne peut lui demander l’impossible.

Il reste et restera sans doute longtemps des crues brutales, des inondations catastrophiques dont nous avons malheureusement connu maints exemples ces dernières années, tant en plaine qu’en montagne, dans des zones ou pourtant l’arrière pays est assez largement boisé : zones méditerranéennes soumises à des pluies de type cévenol, pour ne pas dire tropicales., mais aussi bien en Charente, en Bretagne ou dans le bassin parisien.

Citons simplement l’exemple de l’inondation de Vaison-la-Romaine le 22 novembre 1992. Le bassin versant de l’Ouvèze en amont de Vaison, a une surface de 580 km2. Au contraire de ce qui fut dit et écrit, il était en excellent état et classé « naturel boisé » à 88%. Aucun remembrement n’y avait été effectué. Au début du XXe siècle le versant nord du Ventoux avait été reboisé sur 6000 hectares par le service RTM. Mais ce 22 novembre il y tomba par endroit plus de 300 mm d’eau en quelques heures sur un sol déjà détrempé par des pluies en début de semaine. Au verrou que constitue le pont romain de Vaison, l’Ouvèze est montée de 17 mètres. L’on eut à déplorer 43 victimes.

- les avalanches.

La forêt fixe et stabilise le manteau neigeux. Il est très rare qu’une avalanche se déclenche dans un peuplement forestier, sauf s’il est trop clair. C’est le privilège des stations de moyenne altitude en zone boisée de ne pas connaître ce fléau qui fait encore de 30 à 40 victimes chaque année dans les Alpes et les Pyrénées. Par contre la forêt n’arrête pas une avalanche dont la puissance dévastatrice est fantastique. En 1946 le hameau de l’Échalp de Ristolas en Queyras, dominé et protégé par un mélézein plus que tri-centenaire, fut détruit par une énorme avalanche qui déraci na et propulsa sur le versant opposé de la vallée du Guil des arbres de plus de un mètre de diamètre. C’est pourquoi, au-dessus de la forêt il faut avoir recours à d’inesthétiques râteliers, claies et filets paravalanches (photo ci-dessus : Esbas, en Haute-Garonne) pour protéger la forêt elle-même et les établissements situés à ses pieds.

- Les chutes de pierres.

Là non plus pas de miracle. Certaines forêts rustiques et naturelles, ou implantées à cet effet, sous les falaises de Chartreuse et du Vercors, ralentissent, arrêtent et fixent les blocs qui s’éboulent des parois abruptes. Certaines essences sont plus résistantes que d’autres. Mais quand les rochers sont trop gros, ils se fraient un chemin en fracassant tous les arbres, et il faut alors avoir recours au génie civil . Aux portes de Grenoble, l’incendie du Néron, en cet été caniculaire 2003, fait craindre à juste titre des chutes de pierres sur les maisons des communes riveraines. Dans l’immédiat il va falloir remplacer le boisement par des filets d’acier.

- Les glissements de terrain.

Le rôle de la forêt est controversé. Pompe aspirante, la forêt provoque un drainage vers le haut et diminue la quantité d’eau dans le sol. Mais à l’inverse, favorisant l’infiltration de l’eau dans les couches profondes, elle est accusée de favoriser certains glissements. Tout est cas d’espèce. L’expérience montre qu’associés à des drains à ciel ouvert qu’il faut entretenir à tout prix, des boisements jeunes et rajeunis d’essences gourmandes en eau, tels les aunes, frênes, saules ou même d’épicéas parviennent à freiner efficacement d’importants glissements de versants (Le Châtelard en Bauges, Beaune en Maurienne). Lors des inondations centenales dévastatrices de juin 1957 dans le Queyras et en Maurienne l’on a constaté nettement moins de glissements sur les versants boisés qu’hors forêt. Par contre à Ristolas il fallut déboiser tout le flanc rive gauche du vallon de Ségure, non pas que la forêt ait provoqué l’important glissement déclenché par le torrent au pied du versant et qui menaçait le chef-lieu, mais parce que le mélézein chaviré risquait par son poids et l’effet de levier d’accélérer le mouvement.

3.5. En guise de conclusion,

l’on peut considérer que la forêt en général, mais plus particulièrement la forêt de montagne joue un rôle globalement positif pour la lutte contre l’érosion et la prévention des risques naturels. Mais cette forêt protectrice a, elle même, bien besoin d’être protégée à son tour. On dira même qu’elle a besoin d’être aimée et d’être aidée. Les tempêtes ou sécheresses à répétition des trente dernières années l’ont fragilisée. Dans le même temps l’économie forestière s’est passablement dégradée, et la gestion de la forêt est devenue très souvent déficitaire, surtout en montagne. La forêt ne pourra continuer à nous protéger que dans la mesure où notre société d’enfants gâtés acceptera de se préoccuper de sa pérennité et d’y consacrer les moyens nécessaires. Les investissements forestiers sont certes à effet différé, à très long terme, et de ce fait ne sont pas populaires. Mais ne pas les prévoir risquerait d’être un jour l’origine de catastrophes et de dommages infiniment plus coûteux.

Bernard Saillet (Biviers - 38)

1Comblement par les alluvions et envasement.