Lectures de nos lectrices
par Geneviève Le Hir
Pourquoi, dans des situations de violences extrêmes, certains acceptent-ils d'être des « exécuteurs » quand d'autres s'y refusent ?
À cette question, France 2 a voulu donner une réponse en diffusant le 17 mars dernier, un documentaire-choc, au titre racoleur, « Le jeu de la mort ». Sous les apparences d'un jeu télévisé, aux règles simples, envoyer des décharges électriques de plus en plus fortes, jusqu'à mettre en danger vital le supposé candidat (en fait un comédien), on cherchait à vérifier si en présence d'une autorité (ici celle d'une animatrice et du public), tout un chacun peut devenir un bourreau et un tueur. C'était la reprise d'une expérience menée dans les années 60 par l'américain Milgram, expérience au terme de laquelle le chercheur démontrait le pouvoir exercé par l'autorité scientifique sur un individu lambda. Le résultat de ces expériences semble sans appel : 80% se soumettent.
L'universitaire Philippe Breton pourtant ne se satisfait pas de cette réponse (1). Ou plutôt, au lieu de s'arrêter au constat que l'homme est un loup pour l'homme, il cherche à comprendre qui est celui qu'il appelle « le refusant ». Son corpus d'analyses, il le prend dans les trop nombreux cas de violences, hélas, qui ont traversé le XXe siècle : l'Allemagne nazie, le génocide rwandais, les guerres du Vietnam ou d'Algérie, et les actes de terrorisme kamikaze islamiste.
Selon lui, ce qui caractérise le refusant, c'est qu'il n'oppose aux massacres aucune morale, aucun point de vue religieux, aucun argument véritablement constitué : il n'est donc pas un résistant. Son parcours est très proche de celui de l'exécuteur sauf qu'au moment ultime, lui, il refuse le passage à l'acte, sans mettre pour autant en avant des sentiments humanistes. Non, simplement, il n'est pas convaincu de s'associer à ce qu'il considère comme un crime.
Philippe Breton cherche donc quelle est l'ultime raison, motrice pour les uns, les « exécuteurs », insuffisante ou inacceptable pour les autres, les « refusants ».
Il récuse les arguments souvent avancés de la sauvagerie, de la soumission à l'autorité, ou encore du racisme : l'exécuteur est rarement un psychopathe, il n'est pas pris dans un rapport à l'autorité qui le priverait totalement de son autonomie individuelle, et son ressort principal n'est pas le racisme.
Les tueurs sont sensibles aux discours qui en appellent à la vengeance. Pas les refusants. Alors que l'exécuteur n'imagine pas que son ennemi ne cherche pas sa destruction, et qu'il se croit investi du devoir de tuer pour protéger les siens (ce qui justifie d'éliminer aussi les enfants), ce principe de la vengeance ne trouve pas d'écho chez le refusant. Pour quelles raisons ? Philippe Breton en avance trois : une absence d'éducation à la violence, un individualisme profond, une impossibilité de passer de l'idéologie (le refusant est souvent d'accord avec la nécessité de tuer) à l'acte.
Combien furent-ils, ces refusants, dans les grands massacres du siècle dernier ? Breton donne une fourchette de 2 à 20%, selon la pression exercée. Ainsi, au Rwanda, les Hutus modérés n'avaient-ils guère d'autre choix que de tuer ou d'être tués, et rares sont donc les refusants (alors qu'il ressort des travaux des historiens que les SS avaient la possibilité de demander une affectation autre, sans craindre les représailles). D'autant, juge Breton, que le Rwanda possédait une « culture de la vengeance » encore très influente : l'acculturation récente à la religion chrétienne n'avait pas effacé les traces de pratiques sociales et culturelles anciennes, où la vengeance avait sa part. Les églises locales n'avaient pas su éliminer les clivages ethniques ou politiques. Breton signale aussi qu'il semble que les textes bibliques les plus fréquemment cités par les Rwandais sont ceux de l'Ancien Testament, où la violence est assez souvent mise en valeur, plutôt que ceux des Évangiles. Ce qui expliquerait que le message chrétien ait pu laisser une place à cette norme sociale usuelle de la vengeance.
Or, conclut l'auteur, il ne faut pas perdre de vue le fait que c'est bien l'abandon de la vengeance au profit du droit qui est au centre des mécanismes fondamentaux de l'hominisation.
Geneviève Le Hir (Coublanc - 71)
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Les Refusants, Comment refuse-t-on de devenir un exécuteur ? par Philippe Breton, Éditions La Découverte, Paris, 2009. 17€.