La première bataille de Larche
Juin 1940

par Philippe Mazzoni

 

Le camp cambusard de juillet 2009 était dominé par la batterie de Viraysse, la plus haute de France à 2772 m, et nos pas nous ont portés à plusieurs reprises sur des fortifications. Certains ont même ramené quelques souvenirs et autres queues de cochon (tiges métalliques scellées dans le sol pour y accrocher des rouleaux de fils de fer barbelés)... Voici quelques explications sur le rôle important qu'ont joué ces ouvrages lors de la dernière guerre.

 

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La batterie de Viraysse vue du col de Mallemort

L'histoire

 Dans les Alpes, certains cols sont stratégiques depuis l'Antiquité. Le Col de Larche (1991 m), appelé Col de la Maddalena par les Italiens, est un des points de passage possible pour Hannibal... Plus certainement, le général romain Turnus aurait donné son nom au site de Tournoux en 219 avant JC. Mais la vallée de l'Ubaye verra aussi la défaite des Lombards en 571 et celle des Sarrasins en 972. En 1515, les troupes de François Ier passent par Larche en direction de Marignan. En 1692, Louis XIV envoie Vauban pour commencer l'édification des places fortes (Mont-Dauphin par exemple).

C'est à la suite de l'inspection du Général Haxo en 1836 que la construction du Fort de Tournoux1 est décidée à l'emplacement du verrou glaciaire au-dessus de La Condamine-Châtelard. Cette position stratégique au confluent de l'Ubaye et de l'Ubayette commande l'entrée amont de toute l'Ubaye. La construction dure de 1843 à 1865, mais il sera modifié jusqu'en 1936.

Les progrès de l'artillerie et de l'obus torpille, les enseignements de la guerre de 1870 et la formation de la Triplice – alliance Allemagne, Italie, Autriche – incitent le général Séré de Rivière à compléter en profondeur la défense de la Haute-Ubaye et de l'Ubayette. C'est ainsi que sont entrepris des ouvrages importants dont, pour la vallée de l'Ubayette, les batteries de Viraysse (1885-1888) et de Roche-la-Croix (1884-1890).

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Les baraquements de Viraysse

Après la première guerre mondiale, la défense des Alpes est encore renforcée face à la montée du nationalisme italien et aux revendications territoriales de Mussolini. C'est ainsi que le barrage défensif est remonté au niveau du verrou glaciaire de Meyronnes - Saint Ours, de part et d'autre de l'Ubayette et de la RN100 – 10 km en dessous du Col de Larche – s'intégrant ainsi dans la "ligne Maginot des Alpes". En avant de ces gros ouvrages de résistance, plusieurs petits ouvrages, points d'appui et avants postes sont disposés afin de détecter et ralentir l'ennemi. Ainsi, au niveau de Larche, il y a d'abord les réseaux de barbelés et mines de Maison-Méane (dernier hameau avant le col) et du torrent de Rouchouze (traversé en balade cambusarde 2009). Ensuite, on trouve des points d'appui rive gauche en face de Malboisset (le camping cambusard 2009), ainsi qu'au-dessus du village de Larche, dont le 1893 (visité en balade cambusarde) et le 2013. Enfin, deux ouvrages d'avant-postes complètent le dispositif, à Larche et à Viraysse. Cette ligne est commandée par un capitaine basé à Larche à la tête de la 2e compagnie du 83e Bataillon Alpin de Forteresse. Cela représente environ 170 hommes répartis en différentes sections dans tous ces ouvrages. Parmi eux, des artilleurs et des observateurs d'artillerie, mais aussi une Section d'Éclaireurs Skieurs (SES) : 25 hommes surentraînés (au lieu de 40) commandés par le lieutenant Costa de Beauregard, répartis en 3 groupes de combat (parfois 5) commandés par un sergent.

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L'ordre de bataille

Le 1er septembre 1939, l'Allemagne envahit la Pologne. En réponse, la France et le Royaume-Uni déclarent la guerre à l'Allemagne et... rien ! C'est la "drôle de guerre", aucune attaque, chacun se fortifie dans ses positions. La France est retranchée derrière sa "ligne Maginot" : une impressionnante ligne de fortifications qui couvre toute sa frontière est, du nord au sud, mais pas sa frontière nord-est2... La première Bataille sera celle de Narvik en avril 19403. Ensuite, la Bataille de France, du 10 mai au 17 juin, verra l'invasion allemande par les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg, jusqu'à la défaite de la France et l'armistice signé le 22 juin 1940. La Bataille des Alpes s'inscrit dans celle de France. Elle commence à la déclaration de guerre de l'Italie, le 10 juin 1940 et se termine par l'armistice signé le 24 juin 1940.

En entrant au dernier moment dans le conflit, alors que la Bataille de France est déjà perdue, Mussolini espère participer aux négociations de paix et récupérer ainsi quelques territoires... Mais les plans militaires italiens étaient d'abord défensifs. Ce n'est que le 15 juin que le Duce, contraint par l'avance allemande, ordonne de déclencher l'attaque générale pour le 18 juin, attaque qui sera encore repoussée pour permettre la mise en place du dispositif offensif sur un terrain difficile. L'ordre de bataille italien comprend trois opérations : "B" par le Petit Saint Bernard, "M" par le col de la Maddalena (Larche) et "R" par la Riviera. L'objectif est de refermer la tenaille sur Marseille. Face à Larche, 5 divisions regroupant 37 bataillons sont regroupées, soit un rapport de force en faveur des Italiens de neuf pour un pour l'infanterie et de trois pour un pour l'artillerie. Il est prévu une attaque de la 44Fanteria par le Col de Sautron (balade cambusarde en Italie) sur Viraysse, et de la 43Fanteria par le col des Monges sur le vallon de Rouchouze et Larche. Par le col de Larche, les 17e et 18e Fanteria, et le XXIIIe Chemises Noires.

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Larche vu de la batterie de Viraysse avec à gauche le camping de Malboisset et Maison-Méane

Les préparatifs

Côté français, la nouvelle de l'entrée en guerre de l'Italie est annoncée à la TSF le 10 juin à 18h. À 23h, l'ordre est donné d'évacuer tous les civils des vallées de l'Ubayette et de la Haute-Ubaye. À partir de 4h du matin, des camions les prendront en charge à partir des Gleizolles (Tournoux) pour les conduire dans les Basses-Alpes (Alpes de Haute-Provence), puis plus tard en Lozère. Le lendemain, le génie fait sauter les ponts et les virages en encor­bellement de la route du col de Larche.

Les groupes de combat de la SES basés à Maison-Méane effectuent plusieurs sorties sur les crêtes pour se renseigner sur les préparatifs italiens. Ils essuient plusieurs tirs italiens, heureusement sans blessé. Dans la nuit du 13 au 14, ils partent par le vallon du Lauzanier puis tout droit dans la montée sur le Serre Ventassus en direction d'un point d'appui italien qui domine le col de Larche à la côte 2108. Ils attaquent au petit jour en jouant sur l'effet de surprise et sont de retour sans perte à 8h à Maison-Méane. Cette attaque aura fait 5 tués italiens dont le sous-lieutenant Beppino Nasetta, considéré comme le premier soldat italien tué sur le Front Occidental.

Suivent trois jours de pluie avant que le ciel se dégage à nouveau le 17 juin. La demande d'armistice de la France est maintenant officielle. L'observation reprend. Les Italiens se sont renforcés et un groupe s'est installé dans la cabane de Pont Rouge au début du Lauzanier. Cette cabane étant très bien repérée et codée par l'artillerie française, c'est les canons de 75 du fort de Roche-la-Croix qui détruisent l'emplacement par un tir courbe à 9km. Il y aura une dizaine de morts italiens. En représailles, les tranchées de Maison-Méane seront bombardées, mais sans dommage.

Le 18 juin, une patrouille de 12 Italiens est capturée par la SES alors qu'elle descend la rive gauche de l'Ubayette. Les tranchées de Maison-Méane sont à nouveau bombardées.

Le même jour, l'observatoire de Viraysse repère l'installation d'une batterie italienne côté italien, près du lac de la Maddalena. Elle sera aussitôt détruite par les canons de 155 C de Saint-Ours, à 10 km par dessus la frontière.

Le 19 juin au matin, une patrouille italienne de 6 hommes infiltrée dans le vallon de Rouchouze est repoussée par les points d'appui 2018 et 1893. Devant les signes avant-coureurs de l'attaque, le génie détruit les derniers ponts entre Maison-Méane et Larche.

Le 20 juin en fin de journée, les Italiens bombardent copieusement Viraysse. L'angle nord de la batterie s'effondre (comme nous l'avons vu en balade) et l'essentiel des baraquements en contrebas sont détruits. Violent bombardement aussi sur Maison-Méane et Meyronnes ; les Français répliquent.

Le 21 juin débute par un violent bombardement italien sur tous les postes avancés. De nombreuses infiltrations sont repérées mais tenues à distance par l'artillerie.

 

Les combats

Le 22 juin l'opération "M" débute par un violent bombardement d'artillerie. À Viraysse, la batterie est enveloppée de fumée et la destruction des baraquements est achevée. Les servants des 4 mortiers de 150 disposés au col de Viraysse (à l'endroit où la colonne cambusarde a débouché, dans le névé) sont pris à partie par des Alpini établis sur la Meyna. Ils doivent abandonner leur poste. Le câble téléphonique est sectionné. Il ne reste que le poste de radio des observateurs d'artillerie mais l'antenne est sans arrêt détruite par les bombardements. Viraysse ne répond plus !

La 43e Fanteria déferle par le col des Monges. Elle est retardée par la SES en position sur Tête Dure et le col Rémy. Mais vers 16h, menacée d'encerclement et à court de munitions, la SES est contrainte de rompre le combat pour rejoindre Maison-Méane, en essuyant quelques tirs par erreur des gendarmes de Larche ! Mais à 22h30, ordre lui est donné de rétablir les communications avec Viraysse. Après 16h de combat, elle repart pour 1000 m de dénivelée sous la pluie et la neige. Elle bivouaquera en arrivant au col de Mallemort en attendant le petit jour pour ne pas se faire prendre à parti par les défenseurs de Viraysse. Toute la nuit, l'artillerie française harcèle les cols italiens, points de passage obligés.

 Le 23 juin, les bombardements italiens reprennent de 5h à 9h, faisant 2 morts français (2 muletiers amenant le ravitaillement à Maison-Méane) et 2 blessés dans la SES. À 9h, les Italiens déferlent par le col de Larche et atteignent Maison-Méane à 10h. La SES se replie en bon ordre, mais le groupe du sergent Meyzencq trouve son fortin de repli à Fontcrèze (rive gauche du camping de Malboisset) déjà occupé par les Italiens. Ils le reprennent à la grenade, sont assaillis par l'ennemi, doivent se replier mais le reprennent à nouveau au bout de 3h de combat ! Les Italiens sont fixés par l'artillerie sur Maison-Méane et par les mitrailleuses au niveau de Malboisset.

Dans le vallon de Rouchouze, deux observateurs italiens sont repérés par les points d'appui 1893 et 2013. Une rafale de Fusil Mitrailleur est tirée près d'eux. Ils tentent de s'enfuir mais une deuxième rafale les touche. Deux hommes se portent volontaires pour les récupérer : ils dévalent la pente, traversent le torrent et remontent la pente de Tête Dure. Un soldat italien est mort ; le deuxième, un capitaine d'artillerie, est blessé. Il est ramené prisonnier.

À Viraysse, dans la pluie et la neige, la SES protège les accès à la batterie et permet aux servants des mortiers de reprendre leur position au col de Viraysse. L'artillerie de Roche-la-Croix maintient le gros des troupes italiennes à distance.

L'artillerie française parvient aussi à couper la route 2km en aval du col de Larche, côté italien, gênant ainsi le ravitaillement italien.

Le 24 juin, le temps est toujours aussi mauvais. À Viraysse, les Italiens reprennent l'attaque vers minuit et tentent de déborder par les pentes sud-est en profitant d'un épais brouillard. Heureusement, en fin de matinée, deux sections arrivent en renfort de Meyronnes. L'une renforce la défense de la batterie, l'autre les accès avec la SES. À 15h, les Italiens atteignent la tête de Viraysse. Les défenseurs sortent et se dégagent à la grenade. Le brouillard se lève permettant aux mortiers d'entrer en action. Les assaillants sont repoussés et l'artillerie peut reprendre son travail. À la fin de la journée l'attaque de Viraysse a échoué ; les Italiens se replient.

À Fontcrèze, rive gauche de l'Ubayette, c'est un bataillon entier de la 17e Fanteria qui attaque le fortin. Le petit groupe de défenseurs se replie en direction de Certamussat, se repose un peu et remonte pour réussir à stopper les Italiens 1km en aval de Larche, empêchant ainsi la prise de Larche par encerclement. Ils contre-attaquent et réussissent à reprendre le fortin de Fontcrèze ! Ainsi, à 0h35, heure de l'armistice, toute la ligne des avant-postes et des points d'appui est rétablie.

Dans le ravin de Rouchouze, les Italiens du 1er bataillon de la 44e Fanteria s'infiltrent en force grâce au brouillard. Ils veulent prendre les points d'appui 2018 et 1893 pour encercler Larche. Mais ils sont repérés à la faveur d'une éclaircie. Les points d'appui les empêchent d'avancer et l'artillerie de Meyronne ou de Roche-la-Croix les empêchent de reculer ! Plusieurs heures durant, ils s'abriteront dans les rochers, sous la pluie, sans ravitaillement. Finalement, leurs officiers leur feront sagement déposer les armes et ils se rendront : plus de 300 hommes valides et quelques dizaines de blessés !

L'annonce du cessez-le-feu est faite vers 19h. Les artilleurs vident leur munition. La première bataille de Larche se termine dans un feu d'artifice.

 

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Viraysse vue du camping de Larche au soleil...

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... et sous la neige de juillet !

 

Bilan

Les conditions de l'armistice prévoient que les Italiens occuperont les positions atteintes par leurs troupes au moment du cessez-le-feu : c'est la "ligne verte". La "conquête italienne" comprend donc le vallon de l'Orenaye et le haut de celui de Rouchouze, celui du Lauzanier et le haut de celui de Larche à partir de Malboisset (camping). Au-delà, une zone de 50 km doit être démilitarisée. Les ouvrages français sont donc évacués le 30 juin et les troupes démobilisées. Il y aura eu en tout, sur le secteur Ubayette et sur celui de la Haute-Ubaye, 4 morts côté français (plus 4 par accidents après les hostilités) et 5 blessés. Côté Italien, il faut compter 127 morts, 1526 blessés et 399 prisonniers. Le retour des populations s'effectue à partir du 20 juillet. Les Italiens, qui occupent Maison-Méane, reconstruiront ce qui a été détruit.

 

Philippe Mazzoni (Grenoble - 38)

1 Le haut du fort de Tournoux - le fort des Corres - est un point de passage obligé des camps de Sainte-Anne, en passant par le Pas du Roy.

2 La Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas se sont déclarés neutres.

3 Voir l'article de Maurice Imbert, La campagne de Norvège, in La Cambuse n°26, p. 8.