- in La Cambuse n°15, octobre 2001 -

 

Du vivant du personnage, j’ai osé dire [1] qu’il était probable que ce fût le père de Vallée qui avait créé les montagnes. Or il ne s’est pas répandu en protestations ou dénégations avant sa mort, et depuis sa disparition il n’a pas fait descendre du haut du Ciel, où il doit avoir de l’influence, plus de maux sur ma tête cette année que je n’en reçois d’ordinaire. J’ai même pu me passer d’aller consulter Doc Zonpi durant douze mois, et le lecteur jugera si je suis atteint des premiers symptômes de l’Alzheimer. Tout laisse donc à penser que j’avais raison dans ma supposition, fondée sur le simple bon sens lexical : comment un père de Vallée pourrait-il exister sans montagnes ?

 

Bisbilles de deux lobbies

J’entends déjà protester deux groupes de pression non négligeables : les Cambusards et les campeurs postérieurs à l’époque de Vallée d’une part, et les fidèles du grand homme qui l’ont connu en plaine, à Saint-Fons, Saint-Martin d’Hères ou au Sacré-Cœur, par exemple. Les seconds vont tenter de ramener notre héros au ras des pâquerettes, sur le plancher des vaches ; les plus malins prétendront qu’entre le Grésivaudan et la cluse de Voreppe, il y a bien une vallée, et que cette vallée mérite bien un prêtre, qui d’ailleurs n’allait plus guère en montagne dans ses dernières années.

Les premiers vont nommer les pères Blanc, Marchand et autres Dupont, tous aumôniers du lycée Champollion et de la MDL, qui selon eux mériteraient qu’on se penche sur leur cas : mais quelle étymologie voulez-vous que j’écrive sur des noms aussi transparents ! D’ailleurs, j’ai déjà parlé des ponts il y a un an [2].

 

Crypto-mariologie

Je m’en tiens donc à de Vallée, pour l’instant, et cherche toujours, et creuse encore. Primo, que de fois nous avons dévalé de nos guitounes à son appel transmis par la voix, la voie hiérarchique du chef ! Deuzio, le père de Vallée n’aimait pas faire de longs discours sur Marie. Il en a parlé pourtant dans deux sermons inédits du 18 décembre 1994 et du 22 décembre 1996. Dans ce dernier, opposé à tous les noms que la mariolâtrie a donnés à la mère de Jésus, il valorise celui-ci : « Servante du Seigneur ». Et il paraît qu’il priait Marie, par exemple à La Salette (en montagne, bien sûr). Donc, si l’on décrypte bien son nom, le père de Vallée était le père de l’Ave

Or, c’était un Jacques. Un jacques est un paysan porté à la révolte, à la jacquerie. Combien de fois a-t-il dû se contraindre pour continuer d’obéir à l’Église, dont il disait qu’elle le faisait souffrir, cette Église pourtant fondée sur Pierre, Jacques et Jean, ces deux derniers fils de Zébédée, mais peut-être plus encore sur Jacques le frère du Seigneur, si l’on en croit Les Actes des Apôtres. Au-delà, il y avait dans le père de Vallée, par attachement sans doute à la légalité républicaine, une tendance jacobine. Enfin, le rythme qu’il nous imposait nous obligeait à nous lever, le dimanche matin, dès potron-jacquet, si nous voulions l’accompagner, à 8 heures du mat, à Saint-Jo, dans le service dominical du culte catholique, comme il disait…

 

Un bien jeune vieillard

Le père de Vallée était d’abord prêtre, dès l’âge de vingt-quatre ans. Sacré coup de vieux, puisqu’étymologiquement, un prêtre, c’est en grec un « presbutéros », mot à mot un « plus âgé », un de ces « anciens » dont parle souvent le Nouveau Testament. En 1937, on devait avoir perdu le sens de l’étymologie. De nos jours, où la moyenne d’âge du clergé français approche chaque année un peu plus de soixante-dix-sept ans (bientôt le clergé ne pourra plus lire les aventures de Tintin), par souci pur et simple du parler vrai, ou d’éviter un oxymore, l’Église n’engage plus de « jeunes prêtres » !

Une fois ordonné, notre héros a été nommé vicaire. Comme il le racontait, il y avait M. le Curé, Melle la gouvernante du Curé, M. le chat du Curé, et au bout de la table et dernier servi, le jeune vicaire. Vicaire vient d’un mot latin qui signifie vice. Nous y voilà, direz-vous : c’est parce que les vicaires présentent des vices cachés ou des vices de forme qu’ils sont au bas de la hiérarchie ! Non, il ne s’agit pas d’un de ces vices dont l’oisiveté est la mère, mais de celui qu’on rencontre dans l’expression vice versa, ce qui laisse espérer au jeune vicaire zélé de prendre à son tour la place du khalife. Donc de Vallée retroussa ses manches et, pour la bonne cause, sa soutane — car notre homme portait la robe, des photos le prouvent.

 

Pas de pitié pour les hellénistes

Je saute les étapes de l’armée, de la guerre et de la résistance, pour en venir à son rôle d’aumônier à Champollion — l’époque où nous mêmes étions les jeunes gens au Père… Or qu’est-ce qu’un aumônier, en bon français, c’est à dire en bon latin elemosynarius : celui qui est chargé de distribuer les aumônes. Et le mot latin qui signifie aumône, elemosuna, est en fait un mot grec bien plus riche de sens, eleêmosunê, la compassion. En creusant encore un peu, on trouve le mot grec eleos, la pitié, que nous employons tous sans le savoir en disant, en chantant encore Kyrie eleisson, « Seigneur, prends pitié ! » Le père de Vallée savait-il cela quand il nous invitait à la prière pénitentielle ?

En lisant ceci, in excelsis, il me traite de con d’intello.

Seigneur, ayez pitié de lui !

Le père de Vallée était-il compatissant et miséricordieux, selon l’étymologie de son titre officiel ? Plus d’une fois, muni d’un mouchoir ad hoc, je suis allé jeter en son sein paternel mes chagrins d’amour successivement uniques, lui expliquant bien que ce qui me brisait le cœur, ce n’était pas une de ces carrosseries brillantes qui s’exhibent au-delà de toute impudeur sur les plages de la Côte d’Azur, mais telle jeune fille qu’il connaissait bien, maigre, boutonneuse, khâgneuse, pardon, cagneuse, et dévote, une sainte en puissance, mais qui ne voulait pas de moi. Oui, j’ai pleuré devant lui, et je me demande s’il ne rigolait pas intérieurement en se frottant les mains in petto : voilà un moniteur qui ne me fera pas défaut, cet été encore…

Il a cassé sa pipe, je devrais tout lui pardonner, même ses cigarettes hostiles. À ce propos, nous n’avons fumé le calumet de la paix que lorsqu’il n’a plus pu m’enfumer.

Quant à sa misogynie jalouse, ou sa jalousie misogyne, je la lui ai pardonnée pour de bon, il y a un an, la dernière fois que je l’ai vu, le dernier dimanche d’octobre, à l’Hôtel-Dieu de la Bajatière. Il était vieilli, épuisé, chancelant. Notre conversation l’avait peu à peu ranimé ; il montrait toute la force de son esprit et de son caractère dans un reste de corps. Visiblement, la discussion l’avait revigoré ; il était redevenu tel qu’en lui-même enfin l’éternité proche allait le changer. Mais au bout d’une heure, il me mit à la porte, assez clairement. En fait, depuis le matin, il attendait une femme, et à l’approche du repas de midi, qui commence toujours avant midi dans ce genre d’auberge, l’inquiétude montait en lui. Je revins sur mes pas, cinq minutes plus tard. J’avais oublié mon pull-over. Je trouvais le Père non plus dans sa chambre, mais sur une banquette du corridor. Il attendait une femme. Il attendait la vie.

Vieux Jacques ! Il paraît que l’on pouvait te tutoyer et t’appeler Jacques au-dessus de trois mille mètres. Les rares fois où je monte si haut, je te tutoie en pensée !

 

Bernard Berthier, alias Castor, moniteur de 1970 à 1977

 

 


[1]     Cf. Étymologie VI, « Les valeurs du camp : l’effort »,  à la page 14 de La Cambuse n°8.

[2]     Cf. Étymologie XI, « Caesar fecit pontem », à la page 23 de La Cambuse n°13.