- in La Cambuse n°12, avril 2000 -

 

À moins d’avoir gardé l’âme d’un chiard ou d’un merdeux, il est à peu près impossible pour un auteur d’être drôle, pour un public de rire quand il s’agit d’excréments. La fonction excrétoire est trop sacrée pour qu’on s’en moque. Force m’est donc de tourner autour du pot, en évitant de racoler le lecteur par la vulgarité du sujet et de jouer au démago, au déma-gogue. Je serai donc sérieux et savant, austère, en somme.

À mon premier camp, j’ai dû affronter le sourire goguenard des copains lorsque je leur demandais ce qu’ils pouvaient bien appeler les “ gogues ”, que deux ou trois équipes et autant de monits étaient chargés d’apprêter. Chez les louveteaux, nous appelions cela “ les feuillées ”, si j’ai bonne mémoire. Je connaissais donc la chose, mais j’ignorais le mot. Je découvrais naïvement le pot aux roses grâce à mes poteaux. À quoi l’on peut voir que les lieux d’aisances sont une affaire culturelle.

Pot et propos de Normand

En les nommant feuillées, les louveteaux reprenaient un mot apparu en 1916, et qui désignait les tranchées creusées ad hoc par les troupes en campagne. Le terme insiste sur la protection naturelle de feuillage qui devait satisfaire tant bien que mal la pudeur des poilus. Au camp, nous les nommions donc gogues, que l’on peut écrire aussi gogs. Qui parmi nous savait qu’il utilisait le raccourci d’un mot normand ; “ goguenot ” désignant d’abord le “ pot à cidre ” avant de signifier le “ vase de nuit ” ?

Au lycée, usant d’une langue plus culturelle que le normand, nous parlions des chiottes. L’étymologie est plus claire : de chier l’on transite, si j’ose dire, au latin très classique cacare, qui a produit en provençal le joli caguer de mon enfance méridionale, et peut-être le mot “ cagot ”... Quand on découvre que le mot chiader vient aussi de chier, et le mot chialer peut-être aussi, car chialer, c’est chier des yeux, on demeure pantois devant la cohérence lexicale de la vie scolaire d’un élève travailleur, pleurnichard et pressé par le besoin…

À la caserne, on emploie aussi le mot latrines. Terme latin derechef, car il faut savoir que les Romains ne se contentaient pas des fameuses vespasiennes. La racine de latrines est le verbe lavare, qui a donné aussi lavabo. L’histoire de la vie courante nous apprend que l’on faisait en réalité ses besoins dans la seule pièce pourvue d’une évacuation des eaux usées, la cuisine.

Revenons à nos mou(sque)tons, et pensons après avoir appris. Parlons de la chose, puisque le vocabulaire est désormais acquis et l’étymologie sûre. Méditons. Philosophons.

Quand quelques êtres humains sont réunis pour plusieurs jours dans un coin de la nature, le pire devient possible : ils vont s’emmerder. Au sens propre. Enfin, propre… La première décision d’un chef, je dis bien la première, devrait être de délimiter un territoire dans lequel l’accomplissement des fonctions naturelles dont nous parlons — il en est d’autres, bien plus agréables à évoquer et bien moins polluantes, mais nous n’en parlons pas — un territoire dans lequel, dis-je, le campeur reçoit l’interdiction d’enrichir le sol en prenant sur lui-même. La deuxième décision d’un chef éclairé devrait être de déterminer une aire dans laquelle le campeur aurait le loisir de se soulager. Un no man’s land devrait séparer les deux zones, qui seraient donc des ensembles disjoints. Le chef ensuite repérera avec l’aide d’experts scatologues un endroit de terre arable (plutôt qu’un roc), ombragé (plutôt qu’une fournaise), discret (plutôt que l’ombilic du camp), et dira à deux manieurs de pioches : “ Travaillez, prenez de la peine, c’est le fondement qui manque le moins. ” Cet endroit, évidemment, ne doit pas être trop éloigné, sinon personne ne s’y rendra ; pas trop près du centre, sinon toutes les narines en profiteront sans cesse, et les mouches virevolteront trop aisément de la fosse à la tambouille voisine ; de plus, par souci de justice, à équidistance des emplacements des tentes. Autant dire que c’est la quadrature du chef, ce qui fait qu’au camp des mousquetons, on a préféré ne pas avoir de chef plutôt que de lui infliger une telle épreuve.

Le rassemblement des crottes humaines dans un seul lieu est un bon signe d’humanité. Les animaux sauvages ou livrés à eux-mêmes se repèrent à leurs laissées, ou leurs fumées, qu’ils abandonnent au hasard de leur errance. Nous, hommes, soyons-en fiers : nous thésaurisons en commun nos productions. Aristote et Kirkyacharian ont raison : l’homme est un animal politique. Leçon de choses que les enfants des mousquetons apprennent en voyant faire leurs parents, qui eux-mêmes plus jeunes l’ont apprise des monits du camp de la MDL. Touchante tradition éducative. Encore faut-il permettre de bien verbaliser la leçon. À notre retour du camp du Peynin 1997, Rémi et Clotilde expliquaient à leur petits copains de Coublanc que pour faire caca, on faisait un trou et qu’on le bouchait après. — Comme les chats ! admirèrent les petits villageois mal mis au parfum.

Cacare humanum est

Il est assez étonnant que les termes que j’ai analysés supra soient presque tous employés généralement au pluriel : les gogues, les feuillées, les chiottes, les latrines, quand bien même il n’y aurait qu’un édifice de ce genre dans le camp. Cela est d’autant plus étonnant que nous faisons tout pour y être seuls, et parfois c’est dur de ne pas craquer, quand un môme prétend y achever la lecture des Misérables tandis que nous nous tordons dans les douleurs qui précèdent l’enfantement au portillon symbolique de l’espace des gogues (cf. le dessin de Renaud Brouquisse)… Eh bien, je m’étonne de ce goût de la solitude, et je vous recommande la visite du site antique de Saint-Romain-en-Gal, en face de Vienne (Isère) : vous y verrez, comme à Pompéi, des latrines collectives. Au lieu de lire solitaires du Lamartine (laxatif puissant), du Mallarmé (anti-diarrhéique notoire), voire de l’Emmanuelle Arsan (emménagogue possible), si nous changions nos mœurs, nous pourrions, assis en cercle, faire notre devoir intestinal tout en réglant nos querelles intestines, et deviser entre chefs de famille sur les sujets essentiels à la conduite du camp : le pourcentage d’eau dans le pastis, les randonnées qu’on aurait pu faire si on avait augmenté ce pourcentage depuis quelques lustres, et qu’on ne fera pas…

Il est vrai qu’à imiter les Romains, on tomberait sur le même écueil : les femmes seraient-elles autorisées à fréquenter les gogues des mâles ? En même temps qu’eux ? Ne rêvons pas. À d’autres heures ? Il faudrait déterminer les horaires d’ouverture du lieu d’aisance en fonction des sexes (heureusement qu’il n’y en a que deux), ce qui impliquerait d’étudier, Doc Zonpi, les cycles de la miction et de la cacation chez l’homme et chez la femme. Il va de soi que durant la tranche horaire de 18h à 19h, qui correspond à la fois à la préparation du repas du soir et à la réflexion sur les sujets les plus vastes, l’usage des gogues serait interdit aux ménagères de moins de cinquante ans.

Ceci soit dit — les lecteurs me connaissent trop bien — sans aucune misogynie fondamentale. Voyez : en creusant les gogues, j’ai plus d’une fois rêvé de les parer de photos de pin-up (un jour, il faudra que nous nous penchions sur l’étymologie ambiguë de ce mot), ou d’un poème par moi composé, dont je pressens qu’il serait tout à l’honneur du beau sexe par les premiers vers qui me trottent dans la tête depuis longtemps :

“ Mesdames, en piochant, point ne songe à vos fèces,

Ou celles des marmots, mais plutôt à vos fesses… ”

On m’accordera que la rime en est riche et la tournure galante. Mais je crains que quelque misanthrope, quelque Alceste, ne vienne tonitruer que, franchement, ce futur dithyrambe est bon à mettre au cabinet. Aussi en suis-je resté là…

Le lecteur constipé trouvera que je suis tombé bien bas. Dirai-je pour ma défense qu’un campeur a chu dans les gogues pluvieux du camp des Sagnes de 1970, et que de cette chute est né, sauf erreur, un alpiniste fameux parmi les cambusards ?

Abyssus abyssum invocat !

 

Bernard Berthier, alias Castor, moniteur de 1970 à 1977