- in La Cambuse n°9, octobre 1998 -

 

La salam’ est l’endroit où le camp se réunit comme un seul homme.

Partout ailleurs règnent la division ou la divinité : la divinité à la chapelle, la division partout ailleurs, partout. Il y a le coin monits et les coins guitounes. Il y a séparation des sexes au torrent ; lutte des classes et prise de la cambuse, cette Bastille, le 14 juillet ; et alors que nos ancêtres les Gallo-Romains (les fouilles du site de Saint-Romain-en-Gal en font foi) réunissaient leurs préoccupations intestines et mêlaient leurs odeurs sui generis dans de vastes vécés conviviaux, le campeur peut se retirer aux gogues aussi solitairement — mouches mises à part —, aussi égoïstement, qu’Achille sous sa tente ou qu’un anachorète au désert.

Mais il y a la salam’, qui, parce qu’elle est ronde, parce que le bout où siègent les autorités est paradoxalement voisin de l’autre bout où s’attablent ceux qui en sont le plus éloignés, réunit le camp comme une seule âme

Vous me voyez venir ! Là est la question pour le linguiste : est-ce que le mot “ salam’ ” peut descendre par étymologie de “ seul homme ” ou de “ seule âme ” ? Il n’y a guère que le mot “ gudu ” dont il soit aussi difficile de comprendre et d’écrire l’histoire. Pour “ gudu ”, je supplie nos lecteurs si aimables et si culturellement différenciés de m’apporter leur aide en vue d’une prochaine Étymologie. Pour “ salam’ ”, c’est trop tard, ce numéro de La Cambuse est sous presse, il faut que je me débrouille seul. Alea jacta est

Les Sarrazins ont été arrêtés à Poitiers par Charles Martel, mais la langue arabe a enrichi la nôtre de mots qui nous faisaient défaut pour exprimer des notions essentielles : ainsi “ assassin ”, “ zéro ” et “ zob ”, tous objets que notre société possédait, mais ne savait désigner qu’avec des gestes... Mais aussi “ salamalecs ” — en arabe “ as-salam alayk ”, qui signifie “ la paix sur toi ”. “ Salam ”, c’est donc la paix, et la salam’ serait le lieu où l’on apaise à la fois l’ensemble des campeurs en révolte et chacun de leur estomac criant famine par des borborygmes pitoyables : cinquante ventres réunis à treize heures, et l’on a l’impression que le tonnerre gronde malgré le ciel serein.

Cependant, le terme “ salamalecs ” a pris un sens fort péjoratif, celui de politesses exagérées, quasi hypocrites. C’est en effet à la salam’ que le chef de camp reçoit les parents avec des ronds de jambes pour leur faire oublier que leur rejeton chéri a dû se laver les dents qui lui restent la semaine dernière, a perdu sa chaussure dans un blizzard nocturne vers trois mille mètres d’altitude (mais qu’ils se rassurent, l’autre chaussure est saine et sauve), a brillamment descendu — à la manière d’un toboggan —une barre rocheuse que depuis Lionel Terray les alpinistes prenaient soin de contourner. À moins que ce ne soit parce que chacun applique l’évangile qui veut que les premiers soient les derniers : et l’on voit tel adepte de l’humilité bien comprise, avec des fleurs aux lèvres, offrir à son prochain et néanmoins chef d’équipe la place d’honneur, celle où un écoin mal raboté dresse un picot qui meurtrit les ischions, et même le gras des fesses ; et réciproquement le second monté en graine laissera au cul-de-patte cette extrémité de siège élevée et prestigieuse, mais biscornue et glissante, d’où le petit lancera en vain le pied au bout du tibia, le tibia au bout du fémur pour tenter d’atteindre un sol où se cramponner ; et simultanément, cette extrémité de table élevée et prestigieuse, mais biscornue et bancale projettera sur le pauvret en déséquilibre son assiette de nouilles déséquilibrée. Et le second monté en épingle secouera les grelots de son rire idiot.

Mais, proches de “ salam ” et “ salamalecs ”, on trouve “ salami ” (étymon latin sal, le sel). D’ordinaire, les gens bons — pardon, les bonnes gens — disent plutôt : “ Mon pauvre ami ” (prononcez “ monpôvrami ”). Il ne suffit pas d’être bon, dans la vie ; il faut parfois être franc. La salam’ pourrait bien être le lieu où l’on prépare de ces fameuses amitiés de trente ans, avec les quatre vérités que l’on commence à se dire quand le torchon brûle comme le lait du matin : on se met à le trancher net, le salami, à parler vrai, voire à mettre un peu de sel sur les plaies.

Par un dernier glissement dans le dictionnaire, je tombe sur la salamandre. Ce batracien gluant et glissant est à l’aise dans l’eau comme dans le feu. La salam’ pourrait être un bouillon de culture pour salamandres. On désignerait ainsi métaphoriquement les campeurs ou les moniteurs victimes d’un bain forcé au torrent, dont l’eau, du fait même qu’elle est glacée, est brûlante…

Je ne sais si j’ai fait le tour du sujet, ni si j’ai touché juste. On m’objectera que dans cette étymologie de la salam’, il y a à boire et à manger. On aura raison.

 

Bernard Berthier, alias Castor, moniteur de 1970 à 1977