- in La Cambuse n°8, avril 1998 -
Il est probable que c’est le Père de Vallée qui a créé les montagnes. — Mais, mon cher, il est déjà question des montagnes dans la Bible ! — Soit. Mais il est possible que le Père de Vallée ait créé la Bible ! Il nous en parlait avec une passion d’auteur qui se présente incognito et qui espère, en montrant ses pages, que les lecteurs découvriront d’eux-mêmes ses intentions. D’ailleurs, il est aujourd’hui si vieux que la Bible pourrait être de lui ! Regarde-moi : les disciples des disciples de ses disciples ont déjà les cheveux blancs !
— Mais quelles preuves, quels indices du moins as-tu de ce que tu avances à propos de la création des montagnes ? — J’en ai deux. Une preuve linguistique : comment un Père nommé de Vallée pourrait-il exister sans les montagnes, et réciproquement ? Ce serait comme un cercle sans diamètre, une mer sans rivage ou plus concrètement comme une gorge sans seins ou (horribile visu) des seins sans gorge… J’ai ensuite une présomption d’ordre quasi policier. L’adage juridique selon lequel il faut chercher à qui profitent les cimes (en latin, is fecit cui prodest) nous met sur une piste sûre : la sienne !
C’est à deux mille mètres d’altitude que le susdit, que le suspect, a imposé son autorité sur ses brebis à deux pattes aux jambes cassées par l’effort. Quel idéal instrument de torture que la montagne ! Les mauvaises volontés s’y brisent d’elles-mêmes, séduites par les appâts des forêts de mélèzes, par la chanson rauque des torrents, par les blandices du vent sur les crêtes, par les mirages éblouissants des névés. À la suite d’un papillon, on se laisse aller aux premiers pas vers les hauteurs, on se prend au jeu, on perçoit que peu à peu s’allège la colonne d’air qui pèse sur les épaules ; mais à la bergerie de l’alpe on commence à sentir s’appesantir les colonnes de plomb qui sont venues remplacer les jambes. C’est alors que la valeur (qui n’attend pas le nombre des années, oh non ! mais qui au contraire rend ses exigences plus dures pour les vieux os), c’est alors que la valeur, telle Zorro ou telle la mouche du coche, intervient. “ Songe, dit-elle, songe que du bas de cette pyramide le Père de Vallée te contemple ! ” Ou bien : “ Rien de grand ici-haut ne s’accomplit sans effort — car notre valeur en l’occurrence se nomme l’effort. Ta joie sera plus grande de toutes les souffrances surmontées. C’est à la sueur de ton front que tu fabriques la beauté du paysage au col. ” En effet : je n’ai pas dû suer suffisamment ; tout baigne dans le brouillard. Visibilité nulle.
Après de telles expériences, après une telle ascèse, nous sommes parés pour redescendre comme des apôtres vivre au milieu de nos semblables des bas-fonds, gementes et flentes in hac lacrymarum valle — gémissant et pleurant dans cette vallée de larmes. Nous avons amassé le trésor de la fraternité autour de feux de camp, nous avons allumé la lumière durable de la foi dans nos cœurs, nous avons récolté nombre d’ampoules dans nos brodequins : tous moyens d’éclairer le monde, si nous ne mettons pas la lampe sous le boisseau. Hélas, les premières personnes que nous rencontrons au retour, ce sont nos petites amies ou nos cousines qui reviennent de la plage de Pampelonne où elles ont passé des jours de farniente et des nuits d’insomnie volontaire. Nous leur montrons nos pieds stigmatisés, elles nous dévoilent leurs seins bronzés. La vallée de larmes a d’assez jolies collines.
C’est là qu’il faut redoubler d’effort, et ne pas se poser de questions stupides, du genre : “ Pourquoi nos camps n’ont-ils pas lieu sur la plage de Pampelonne ? Ne serait-ce pas un bon exercice de notre vertu, une bonne occasion de déployer notre valeur, le triomphe de l’effort qui est, par étymologie (fortis) courage et résistance, que de parcourir les plages en tenue décente au milieu des baigneuses nues et des matamores de la planche à poil, tout en chantant nos cantiques et en criant : “ Pékin ! Pékin ! ” à chaque vendeur de cacahouètes rencontré ? ”
Il y a longtemps que je ne me pose plus cette question. Je pratique ce que proposait saint Paul : je me fais juif avec les Juifs, grec avec les Grecs, dahu avec les montagnards, nudiste avec les baigneuses. Ai-je donc perdu tout sens de l’effort ? Ne suis-je plus qu’une girouette qui tourne à tous vents, qu’un fantoche que le plaisir mène par le bout du nez ? N’en croyez rien !
Ma vie est semblable à celle de Sisyphe au Tartare : je roule éternellement ma pierre vers le sommet. Je réveille tour à tour l’intelligence de mes élèves, l’attention de mes amis, le désir de Morphée (cf. les épisodes précédents). J’explique à mes enfants incrédules que sans souffrances l’on n’arrive à rien, qu’il faut lutter contre les pesanteurs de la chair et de l’esprit. Je cours aussi pour bêcher, pour scier, pour maçonner ; mais quand ma petite Clotilde me demande : “ Papa, pourquoi te presses-tu ? ”, je n’ose pas lui dire la vérité : “ Le Père de Vallée me regarde ! ”…
Bernard Berthier, alias Castor, moniteur de 1970 à 1977