- in La Cambuse n°7, octobre 1997 -
Dans le numéro précédent de notre immortelle et soporifique revue, je me suis longuement penché sur les chaises, et sur la partie de notre anatomie que nous leur confions aveuglément. L'ami dont je me gaussais à l’occasion s’est reconnu ; il a bien pris mon persiflage ; lors du jubilé du Père de Vallée, il est venu à moi avec un large sourire sans me serrer la main à m’en faire craquer les jointures ; il ne m’a pas non plus cassé un prie-dieu sur le dos au moment de l’élévation, ni distribué une hostie empoisonnée. La fraternité n’est donc pas un vain mot. Le pardon des offenses existe, je l’ai rencontré.
Cela m’incite à persévérer dans le mal. Puisque je hais les chefs, je vais enfin me faire leur peau, en toute impunité. Enfin, nous verrons… Pourquoi une telle haine pour ces rouages nécessaires de toute société en général et de nos camps en particulier ? C’est que je n’ai pas été chef. C’est la seule raison. Ils vont me le payer ! Après les chaises, les chefs ; phonétiquement, c’est du pareil au même, ou presque. En fait, chaises et chefs sont culs et chemises. Mon père selon la nature me disait que le chef selon la nature, c’était celui qui dans une discussion pouvait rester assis le plus longtemps. Il savait de quoi il parlait : je hais aussi les pères !…
Qu’est-ce qu’un chef ? L’étymologie est claire, et cette fois nous quittons les rotondités du postérieur, un chef, c’est une tête. Du latin caput. Un chef, une tête. Qui s’en serait douté ? Et pourtant… Nos chefs avaient toujours un couvre-chef, comme le gland a sa cupule, de peur que le ciel ne leur tombât sur la tête, et pour que les mouches pussent s’y rassembler. Ce couvre-chef, c’était vraiment un gros bonnet. On me dit que les chefs d’aujourd’hui n’ont plus ce gros bonnet, cette éminence grise, et qu’ils décident tout de leur propre chef. Deux casquettes pour une seule caboche, je les admire. Cela promet quelques cabrioles (du latin capra, la chèvre, qui n’a rien à voir avec caput : nos chefs, je veux les tourner en bourriques — facile ! — mais l’étymologie m’interdit de les faire devenir chèvres).
Le chef tient le cap (du latin caput), à moins qu’il ne se contente d’avancer à vue, de pratiquer le cabotage (du latin caput) : big chief (idem) ou petit caporal (idem) ! Mais la plupart du temps, les chefs sont prudents ; ils ne partent pas eux-mêmes en tête des colonnes de marche, boussole en main et sac au dos. Ayant capitulé (du latin caput) devant l’effort, le chef hante une vaste tente, une espèce de chapiteau (du latin caput, forcément : ainsi la poule habite au poulailler) déguisé depuis les origines sous le nom de cambuse (cf. Étymologie 1). De temps en temps, et de loin, il traite d’inoffensifs passants de pékins (du chinois Bei-jing, qui signifie, comme me l’a écrit mon ami Petrus-Hamlet Kastoris, de l’université de Wittemberg, “ pèlerin que n’arrête pas la pluie du matin sur les cornes du temple ”). Le passant courroucé n’hésite pas à répliquer : “ Capitaliste ”, et il a bien raison, ce mot vient du latin caput et s’applique congrûment au roquet paresseux. D’ailleurs, les campeurs le savent bien, qui tentent chaque 14 juillet une prise de la cambuse.
On a proposé pour le mot chef une autre étymologie, celle de l’allemand kaputt (“ cassé ”, “ brisé ”). En des époques fort reculées, dont une trace figure à la page trois de La Cambuse n°1, un chef aurait monté sur un autel de bois en construction, l’aurait piétiné en criant “ kaputt ”, et aurait ainsi fait capoté la construction en cours. Je m’insurge. Contre la destruction des autels d’abord. Iconoclaste ! Contre cette étymologie ensuite. Le mot chef est antérieur à cette espèce d’Attila ; d’ailleurs le mot kaputt, comme capoter, vient sans doute du latin caput… Mais, en l’occurrence, ce chef (un sacré cabotin, du latin caput) a montré qu’il avait plus d’autorité par le poids que par la tête : peut-être a-t-il trahi le grand secret des chefs... Quant à nous, chétif cheptel (du latin caput, cheptel, pas chétif), brebis que paissent un peu et que tondent beaucoup leurs pasteurs, mettons-nous à l’abri de tels caprices (du latin caput) ; ces accapareurs (idem) seraient capables de nous achever (idem) d’un coup à l’occiput (idem) — joli cadeau (idem), ou de nous précipiter (idem) par la force de leur biceps (idem) loin du chevet (idem) de nos lits bien capitonnés (idem).
Derechef (idem), da capo (idem) et pour finir ce chapitre (idem), je hais les chefs, qui nous envahissent dans le vocabulaire même : que les aînés le disent aux cadets (du latin caput)…
Bernard Berthier, alias Castor, moniteur de 1970 à 1977