- in La Cambuse n°6, avril 1997 -

 

Comme je n’ai pas la chance d’être musulman, mes nuits de Ramadan et de Carême sont consacrées à la pénitence : chaque soir, je relis quelques pages des anciens numéros de La Cambuse ; puis je sombre (post hoc ergo propter hoc ?) dans les bras de Morphée (c’est le surnom — secret — de mon épouse). Cette lecture pieuse et spirituelle est souvent propre à élever l’âme qu’elle n’endort pas. Dans un courrier de lecteur, on trouve par exemple cette anecdote : “ Dans les limbes, deux hommes font connaissance. — Que faisiez-vous sur terre ? — Des discours, et vous ? — Des chaises, réplique le premier, tout faraud (c’est moi qui commente). Paraît qu’elles servent encore... ”. Et le correspondant de notre revue — je l’embrasse, c’est un pote — de nous inviter à construire nous aussi des chaises.

Je préfère construire des discours. C’est moins encombrant, c’est plus durable et c’est bien plus noble.

Plus noble. Pourquoi tourner autour du pot ? La chaise s’adresse au cul, le discours atteint parfois le cœur. Certes, il est des discours pernicieux, pervers, superflus ou perçants ; mais il est des chaises percées : ce sont celles qui comprennent le mieux leur vocation. Certains hommes, pour trouver le vide adéquat, s’assoient entre deux chaises. Ce sont des instables, des compliqués, ou des hypocrites qui risquent de se faire traiter de mouches à deux culs. D’autres mènent une vie de patachon, une vie en bâton de chaise. Et dès que l’on aura besoin d’eux, ils pratiqueront la politique de la chaise vide.

Plus durable. Dans l’antiquité, il y avait des chaises de marbre, ce qui est un peu frais, donc malsain pour les entrailles, et dur pour les ischions : on voit encore ces fauteuils d’honneur au premier rang des théâtres antiques en ruine. Mais les chaises ordinaires ont disparu. Paraît qu’elles ne servent plus : notre faraud de tout à l’heure n’en est donc pas l’artisan. Paraît qu’elles ont servi à allumer du feu dans le foyer de la femme acariâtre de Socrate ; cependant ce dernier, sous prétexte d’aller acheter des légumes, causait philosophie avec de beaux adolescents qui nous ont transmis, émerveillés, ses discours à bâtons rompus. Ces discours et ceux de tant d’autres penseurs de l’antiquité gréco-romaine ou biblique nous enchantent encore et sont toujours, chez moi, d’usage quotidien...

L’aimable correspondant de notre revue (je l’embrasse à nouveau, mais c’est pour l’étouffer) part peut-être en montagne avec sa paire de chaises. Moi, j’emporte Racine et Shakespeare, Plutarque ou Isaïe. C’est moins encombrant, et c’est en fin de compte beaucoup plus utile. Et, durant les longues soirées d’été, je lis mes livres, pâmé dans l’odeur des herbes fleuries et des crottes de biques, assis sur un rocher que la montagne a roulé pour moi au meilleur endroit ; assis, car le derrière a ses raisons auxquelles la raison consent... A posteriori, si je puis me permettre, je constate qu’un siège de paille aurait été plus confortable. Je vais peut-être partir au camp des Mousquetons avec une chaise ; j’en ai quelques vieilles qui pourraient finir leurs jours dans un dernier feu de joie après avoir rendu de bons et fondamentaux services. Il suffit que je les dresse un peu à marcher en montagne, que j’en fasse des chaises-dahu. Il suffit que j’en aie quatre : à l’une je couperai les deux pieds de devant, à l’autre les deux pieds de derrière, à la troisième les deux pieds d’un côté, à la quatrième, les deux pieds de l’autre : me voilà paré pour toutes les pentes. Ce serait bien le diable si, avec les huit pieds coupés, je n’arrivais pas à faire de la poésie : il ne faut rien perdre, et, laissant ma nature contemplative revenir au galop, je joindrai ainsi l’agréable à l’utile...

Donc, des discours, plutôt que des chaises ! Cependant, l’étymologie est commune aux mots chaise et chaire : le grec cathedra signifie siège, et inaction. J’agrée donc la chaise (et j’accepte d’en construire) pourvu que ce soit à loisir et pour le loisir et l’inutile farniente. Mais que l’on m’accorde la primauté de la chaire, lieu de l’éloquence culturelle et sacrée, pour le plaisir du discours, du logos. L’étymologie, j’espère, me réconcilie avec mon ami si bien emb(ar)rassé. Rendons grâce à Voltaire, philosophe et fauteuil à la fois !

Je peux donc retourner à ma lecture des anciens numéros, cherchant qui dévorer la prochaine fois. Et comme le Verbe s’est fait chair (et non chaise !), je peux passer insensiblement des plaisirs de la chaire à ceux de la chair, avec Morphée aux fesses ornées de ronds de cuir (cf. un épisode précédent) : puisse-t-elle ne jamais s’asseoir ! Il doit bien y avoir dans le Kama-Sutra une position dite de la chaise à deux pattes et deux dos... Puis je m’endormirai, et cela m’étonnerait qu’il ne me vienne pas en rêve, dans mon désir de contribuer à la construction de ce monde boiteux, l’idée de préparer — dès demain !— l’édition intégrale des journaux de nos camps d’été sur cédérom. Il faut travailler utilement et résolument pour l’avenir.

 

Bernard Berthier, alias Castor, moniteur de 1970 à 1977