- in La Cambuse n°5, octobre 1996 -
Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Quelque temps après, le Père de Vallée prit de la poussière dans la cour C du Lycée Champollion, cour encore dépourvue d’un revêtement d’asphalte, l’emporta dans la montagne, souffla dessus, se cracha dans les mains et façonna ainsi le premier camp de la MDL. C’est pour éviter le renouvellement d’une telle entreprise que vingt-cinq ans plus tard quelque intendant anticlérical décida de goudronner toutes les surfaces goudronnables du lycée. Il ne put ruiner l’œuvre père-de-valléienne, et n’obtint qu’une modification du comportement de la faune scolaire : au lieu de jouer aux billes dans la boue aux pieds des marronniers, les petits, promus collégiens, se mirent à pincer les fesses des filles importées avec le goudron en vue d’un relouquage complet de l’établissement. Enfin, pour que les paisibles citoyens de Grenoble ne soient pas perturbés par les cris des filles pincées, on installa des vitres isolantes et tout fut pour le mieux dans le meilleur des lycées possibles.
Mais revenons à nos moutagnes. En juillet dernier (Fugit irreparabile tempus) mon fils aîné fut campeur au camp et il vit que cela était bon. Dieu avait dit au Chef : “ Tu construiras la cambuse dans une enceinte de pierres solides un peu sur la hauteur. Tu établiras les tentes de tes fils et des filles de tes fils sur des terrains en pente. Je ferai venir mon déluge, il pleuvra pendant quarante heures, et il pleuvra pendant quarante heures ; l’Ubaye montera et tous les pékins seront noyés. Mais tu auras établi les tentes de tes filles et des fils de tes filles sur des terrains en pente, et l’eau des écluses du ciel entrera dans les tentes par l’amont, et s’écoulera par l’aval. Ainsi, aucun d’eux ne sera noyé, mais ils seront tout juste un peu mouillés. Au second matin, je prendrai des rayons de mon soleil qui chauffe les plages de la Côte d’Azur avant que les baigneuses ne s’y couchent douillettement toutes nues, et je les amènerai au-dessus de La Blachière. Tu donneras trois coups de gudu, tous se lèveront, se moucheront, me rendront grâce, puis vaqueront aux tâches que tu leur donneras, chacun selon son espèce. ” C’est ainsi que mon fils échappa à la noyade, parce que le Chef avait cru en Dieu à propos de la crue. Toute l’eau cependant ne fut pas perdue : ce qui ne ruissela pas s’enfonça jusqu’aux racines des plantes et les fit croître et verdir, ou monta de la plante des pieds au tronc des jeunes gens, et la tête de mon aîné fut plus proche du ciel de deux centimètres après le déluge : lui aussi, il crût ; et sa mère fut étonnée ; et elle vit que mon fils était devenu long.
Majora canamus. Dieu n’avait pas donné au Chef et au peuple seulement son déluge et de bons conseils. Comme auprès de Moïse Aaron, de même auprès du Chef il avait mis un grand prêtre, Jaïr Dupont. Après le déluge, Dieu fit souffler un vent du nord froid et sec pour éloigner les moustiques, les mouches et les taons qui, chacun selon son espèce, se multiplient d’ordinaire aux alentours des gogues et des guitounes où on laisse traîner des chaussettes mal lavées. Avec le vent vint la sécheresse, et Dieu dit au grand prêtre : “ Tu construiras une chapelle sur un terrain en pente, car ce n’est pas demain la veille, heureusement, que toute vallée sera élevée, ni que toute montagne et toute colline seront abaissées. Tu me dresseras un autel fait d’une immense pierre monolithique de vingt kilos reposant sur trois gigantesques tronçons d’arbre de cinq centimètres de diamètre. Tu dresseras une stèle sur laquelle tout ton peuple viendra graver son nom pour l’éternité avec un stylo feutre. Ce sera une alliance entre ton peuple et moi. Entre l’autel et la stèle, tu construiras un puits de pierres non jointives. Tu en feras jaillir, Jaïr, les eaux vives de la vie éternelle. ” Le grand prêtre fit tout ce que Dieu avait dit. Dans le puits, il plaça cinq morceaux de carton sur lesquels il écrivit Fraternité, Partage, Justice, Paix et Amour. Il réunit tout le peuple des tentes en-deçà de l’Ubaye, et comme cela faisait trop peu, il convoqua aussi les peuples d’au-delà de l’Ubaye. Il les fit asseoir sous un mélèze et puisa les eaux vives du puits en expliquant la Fraternité, le Partage, la Justice, la Paix. Il retira du puits en dernier le carton de l’Amour ; il dit qu’il n’avait aucun commentaire à faire, le peuple rit et comprit, le mélèze frissonna de joie, et le grand prêtre Jaïr aurait mérité d’être appelé Isaac, selon l’étymologie hébraïque : Que [Dieu] rie !
Mais l’étymologie n’a pas toujours le dernier mot. N’importe, si Amour et humour se rencontrent pour faire rire d’un rire de joie un peuple à la nuque raide assis entre ciel et terre.
Bernard Berthier, alias Castor, moniteur de 1970 à 1977