- in La Cambuse n°4, avril 1996 -
“ Ce que j’ai fait, disait Guillaumet à Saint-Exupéry, je te le jure, aucune bête ne l’aurait fait ”. Du moins, aucune bête ne l’aurait avoué : j’ai été amoureux au camp. Pas amoureux de la montagne ! Amoureux. Amoureux de personnes du beau sexe, du sexe faible, de personnes du sexe, comme on disait au XVIIIe siècle. Amoureux bel et bien de jeunes filles. Pardonnez-moi le pluriel, en huit camps, en huit ans !
Avant 1974, l’objet de mes sentiments était forcément bien loin de nos mélèzes. Mes amours, assez généralement, étaient unilatérales ; je ne recevais donc jamais de lettres, et vous vous souvenez quel avantage c’était — ou plutôt quel inconvénient c’était d’en recevoir. Je n’écrivais pas non plus. Quels délices que ces juillets où l’amour échappait, par en-haut, aux aléas des je t’aime moi non plus, se déréalisait, hibernait en plein été. Je vous l’ai dit, aucune bête ne l’aurait fait.
Dès 1974, il fut plus dur de rêver. Des bipèdes femelles, en chair et en os, même très décemment pantalonnées, apparurent et firent concurrence aux idoles demeurées dans les vallées. Pire encore, il m’arriva d’être amoureux de telle campeuse (hélas !), de telle monitrice (que celles qui me liront et qui ne se souviendront pas de déclarations d’amour de ma part se rassurent : la faute en est à ma timidité d’alors. Aujourd’hui, je déclare et confirme tout ce qu’elles auront pressenti). Mon amour chaque fois était discret, apparemment, et les autorités, qui eussent été fort chatouilleuses sur ce point, ne s’aperçurent de rien. Mais pourquoi tous ces exploits stupides de montagnes avalées et dévalées, de troncs d’arbres soulevés, de torrents franchis d’un bond, et j’en passe, et de plus puérils, si ce n’était des offrandes muettes du chevalier servant à sa belle inconnue ?
Donc, ce qu’aucune bête n’aurait fait, être amoureux au camp, je l’ai fait : je l’avoue sans remords. Et pourtant, à quel tabou je m’affrontais ! à quel tabou je m’affronte encore peut-être ? Prenions-nous jamais le temps d’écouter les chants amoureux des oiseaux, nous qu’on formait à écouter le silence ? Nous intéressions-nous aux galipettes hermaphrodites des escargots ? C’était, sous la cambuse, à qui empêcherait les mouches de copuler à force de fumée de pipes et de cigarettes ; je suis de plus en plus persuadé que c’était là la raison de cet usage déraisonnable et immodéré du tabac ; il fallait un motif bien fort pour que l’aumônier et le chef de camp engageassent des générations de moniteurs sur la voie du cancer du poumon : il fallait veiller à la chasteté exemplaire des mouches, tandis que nous les sodomisions, les mouches. Et du même coup les moniteurs se voyaient justifiés dans ce que Freud eut appelé leur régression au stade du plaisir de l’oralité. Mais moi, je n’en avais pas besoin, je rêvais à mes amours, ou je les avais sous les yeux...
Je ne voudrais pas me singulariser excessivement. Il est vraisemblable que dans cette centaine d’adolescents précoces ou attardés que nous étions, il y en ait eu un ou deux autres à connaître la passion amoureuse. Oui, il y en a que je soupçonne, mais je ne donnerai pas de noms. Il ne faut pas croire cependant que la turpitude que j’avoue effrontément, et dont je fais partager la responsabilité à quelques complices un peu facilement supposés, nous empêchait de bien vivre le camp et ses valeurs, ses fameuses valeurs. Non, l’amour et l’énergie ne sont pas incompatibles. La préférence n’entrave pas forcément la fraternité. Le coup d’œil langoureux (mais discret) à l’équipière ne voile pas le coup d’œil franc vers l’équipe. Qui a dit : “ Que ton œil droit ne regarde pas ce que fait ton œil gauche, sinon, c’est louche ” ? Il me semble même que nos regards qui, jusqu’en 1973, au cours de nos marches, pesaient sur les chaussures de celui qui nous précédait, à partir de 1974, s’élevèrent de plus en plus souvent d’une septantaine de centimètres. C’était, tout romantisme mis à part, un début d’élévation, d’ascension vers le ciel. Au Lauzet 1975, je découvris deux ronds de cuir sur les fesses d’une monitrice grammairienne et longiligne, et cela décida de ma vie. Il en résulte trois enfants, et c’est pour cette raison que mon article s’intitule une nouvelle fois Étymologies.
Bernard Berthier, alias Castor, moniteur de 1970 à 1977