Une Cambusarde docteur
en sociologie et anthropologie

 Marianne

Le 20 janvier 2006 à l’université Lyon II, Marianne Palisse (épouse de Vincent Mazzoni) a soutenu une thèse de sociologie et anthropologie dont voici un extrait de l’exposé introductif :

 Ma thèse sintitule « les Bauges entre projets institutionnels et dynamiques locales : patrimoines, territoires et nouveaux lieux du politique. »

Elle a eu pour point de départ plusieurs interrogations.

Tout d’abord, il s’agissait d’éclairer ce qui se joue dans certains espaces ruraux actuellement fortement valorisés, comme c’est le cas des Bauges, qui ont été le théâtre de la création, en 1995, d’un Parc naturel régional. Ces espaces connaissent depuis quelques années une nouvelle dynamique dont témoigne leur croissance démographique retrouvée. Ils accueillent désormais des populations diverses et variées, ayant des modes d’ancrages au territoire différents et qui tentent de vivre ensemble. Le premier objectif était donc de comprendre comment s’inventent aujourd’hui au sein des campagnes de nouvelles formes de société.

Mais ce travail a eu aussi pour origine un questionnement au sujet de nos rapports au temps et sur la façon dont les groupes sociaux articulent passé, présent et avenir. Les Bauges, comme de nombreux espaces ruraux, sont le théâtre de processus de patrimonialisation souvent chapeautées par les institutions, au premier rang desquelles le Parc naturel régional. Il s’agit par exemple de la restauration et de la mise en valeur de bâtiments, comme la chartreuse d’Aillon, de la protection de produits de terroir et de savoir-faire locaux, avec la tome des Bauges, de la préservation d’espèces naturelles dans le cadre de la réserve nationale de faune sauvage, etc. Or, ces opérations ne sont pas aussi consensuelles que l’on veut parfois le faire croire. En Bauges, elles suscitent d’importants débats. Au-delà de la question des différents récits du passé qui peuvent entrer en concurrence, des interrogations quant au présent et à l’avenir du territoire, à l’action qu’il convient de mener se dégagent.

Enfin, une autre entrée importante de ce travail consiste à interroger les liens qui unissent les individus à la localité. Aujourd’hui, alors que les flux et les réseaux semblent régir une partie de nos vies, quelle place peuvent encore tenir les ancrages territoriaux dans notre rapport au monde ? Quels types de liens peuvent se créer entre des individus qui n’ont pour point commun que leur fréquentation d’un même territoire ?

 Les Bauges

Pour répondre à ces questions, j’ai mené une étude de terrain dans la tradition anthropologique de l’observation participante. J’ai vécu trois ans et demi dans les Bauges, durant lesquels j’ai participé à de nombreux évènements et observé ce qui se passait, ce qui se disait autour de moi. Ma présence au quotidien m’a amenée à saisir la dimension sensible de la vie sur ce territoire. Devenir moi aussi, pour un temps, une habitante, m’a permis d’accéder peu à peu à une meilleure connaissance des parcours et des légitimités des uns et des autres et de mieux comprendre ainsi le sens de ce qui se jouait entre les différents acteurs.

 Ce choix méthodologique a eu pour origine mon souhait de réaliser une recherche qui prenne vraiment en compte la façon dont les habitants d’un territoire perçoivent la patrimonialisation dont celui-ci fait l’objet. En effet, si de nombreuses études intéressantes sur les Parcs naturels régio­naux et les processus de valorisation patrimoniale du monde rural ont déjà été menées, elles ont le plus souvent comme point de départ l’analyse des politiques institutionnelles. Aussi, elles prennent moins en compte la façon dont celles-ci sont reçues sur le terrain, les réactions qu’elles suscitent, et la façon dont les habitants eux-mêmes élaborent des lectures de l’histoire et du territoire et négocient celles-ci avec ce qui leur est proposé. Cependant, je n’ai pas voulu non plus traiter d’une part les habitants et d’autre part les institutions comme deux entités séparées imperméables et antagonistes. En réalité, comme cela apparaît à diverses reprises dans mon travail, de nombreux représentants des institutions sont eux-mêmes habitants du territoire et se comportent comme tels à certains moments. D’autre part, des habitants s’engagent au sein des institutions et infléchissent leur politique. Enfin, les habitants sont loin de constituer une entité indifférenciée. En fonction de leur parcours et de leur position, les individus peuvent avoir des visions tout à fait divergentes du territoire.

 Les processus qui aboutissent à la création de récits du passé sont donc complexes et marqués par diverses discussions, négociations, rapports de forces. Pour mieux les comprendre, j’ai prêté une attention soutenue aux lieux où s’exprimaient les tensions et les déséquilibres. Tout au long de ce travail, j’ai voulu m’intéresser avant tout aux manifestations des changements, des transfor­mations qui affectent les groupes sociaux, plutôt qu’à la recherche du stable, de la permanence ou de la tradition.

 
 

Cette thèse a permis de mettre à jour un certain nombre de thématiques.

L’étude de la dynamique actuelle des espaces ruraux et des diverses revendications qui s’y expriment me paraît tout d’abord riche d’ensei­gnements. En effet, sans doute parce qu’ils ont été désertés voire fuis pendant des années, ceux–ci bé­néficient d’une certaine disponibilité qui en fait le lieu où toute une catégorie de population projette ses rêves d’une vie différente. Aussi ils sont de plus en plus perçus comme des territoires d’expéri­mentation, d’innovation, de liberté, à contre-courant de leur image passée. Devenus le lieu d’une multiculturalité qui n’est plus l’apanage de la ville, ils se trouvent à l’avant-garde de revendications touchant à la façon dont les individus peuvent agir politiquement dans un monde où les modes d’appartenances ne sont plus ce qu’ils étaient.

 Cependant, il est désormais impossible de traiter ville et campagne comme s’il s’agissait de domaines séparés par des barrières étanches. En réalité, l’étude de terrain nous montre que ces deux pôles sont en constante interpénétration. Les cita­dins fréquentent régulièrement la campagne pour leurs loisirs et les ruraux ont tous, d’une manière ou d’une autre, des attaches en ville. Constater que ces deux réalités sont intimement liées ne signifie pas non plus qu’elles se soient absorbées mutuellement et qu’il soit devenu équivalent d’habiter en milieu rural ou en milieu urbain. Mais cela implique que les résultats obtenus ne concernent pas seulement le monde rural considéré comme un monde clos, étanche, mais qu’ils traduisent des tendances plus générales de nos sociétés.

Cest le cas en particulier de ce qui concerne la question du temps. La façon dont une certaine forme de patrimonialisation est contestée dans les Bauges montre que les habitants ne sauraient se satisfaire d’une lecture du temps présentiste qui, en insistant sur les continuités et les permanences, fait du passé et du futur la continuité du présent. À travers la mise en avant d’une cer­ taine histoire des moines, de l’agriculture ou de la nature, le discours patrimonial des institutions valorise une vision du temps fondée sur la con­ tinuité. Le territoire, l’identité, ou la personnalité baujue, selon le nom que l’on voudra donner à cette entité supposée permanente, seraient restés les mêmes de tous temps. Ce faisant, ce discours tend à présenter les habitants du territoire comme les passagers d’une réalité sur laquelle ils n’auraient que peu de prise. Or ceux-ci se veulent des acteurs, capables d’invention et de création, engagés dans la construction du monde de demain.

 Pour pouvoir se dire acteurs, les habitants ont besoin de rouvrir le passé pour rappeler que des choix ont été faits autrefois et que la réalité d’aujourd’hui en est la conséquence. D’autres options existaient. Refusées ou oubliées, elles peuvent aujourd’hui ressurgir et constituer des outils pour construire l’avenir. Rouvrir le passé c’est pour eux du même coup rouvrir le futur, lui permettre de conserver la multiplicité des possibles et une nécessaire part d’inconnu. C’est donc renouer avec l’utopie, entendue ici non pas comme un modèle précis qu’il s’agirait d’atteindre, mais plutôt comme la croyance des acteurs dans leur propre capacité de transformer la réalité et d’inventer un avenir différent de ce qui fut hier et de ce qui est aujourd’hui.

C’est pourquoi, face à une vision du passé qui fait d’eux des figurants, les habitants ont besoin de raconter une histoire dont ils sont les acteurs. Par de multiples récits qui surgissent dès que l’occasion s’en présente, et notamment lorsqu’il s’agit de parler d’avenir, ils mettent en avant la façon dont ils ont impulsé les principaux change­ ments qui ont affecté le territoire. Ils expliquent ainsi avoir participé à la construction de la station de ski, du plan d’eau, des centres de vacances, rappellent que ce sont les agriculteurs eux-mêmes qui ont décidé de reprendre en main la filière fromagère et enfin, insistent sur leur rôle dans la création du Parc naturel régional.

À cette façon d’envisager le temps correspond une certaine façon de penser la localité et l’attachement à celle-ci.

Depuis longtemps déjà, les chercheurs en sciences sociales ont commencé à remettre en question lidée que les groupes sociaux soient réunis par le partage dun territoire et dune mémoire, et que ces derniers puissent constituer des entités qui seraient transmises telles quelles à lintérieur dun groupe. Les populations qui sefforcent de cohabiter dans les Baugesruraux de souche, nouveaux venus, partis puis revenus, etc.nont en réalité pas les mêmes liens à la localité, ni les mêmes rapports au temps. Les individus sont insérés dans des réseaux divers et variés qui transcendent le territoire. Entre ceux qui travaillent sur place et ceux qui descendent en ville, ceux qui sont nés ici et ceux qui sont venus dailleurs, tous ne voient pas les choses de la même façon. Cest par la discussion, la négociation et parfois le conflit que se construisent des espaces communs, par essence éphémères et en perpétuel renouvellement.

Il n’est donc plus possible de penser le territoire comme le support d’un groupe qu’il réunirait par le partage de références communes. Aujourd’hui, au temps des réseaux, les nouveaux ancrages sont choisis et on ne s’y investit qu’en partie. Cependant, dans les Bauges en tout cas, les lieux persistent à faire trait d’union entre ceux qui les habitent. Mais ils ne le font que par la volonté de ces derniers de surmonter ce qui les sépare. Le territoire n’existe que parce que ses habitants le veulent et cherchent activement ce qui peut les réunir, au-delà de leurs appartenances respectives. Les liens tissés avec le territoire le sont consciemment, souvent sur un fond de réseaux voire de nomadisme.

Enfin, c’est aussi une conception particulière des liens entre l’individu et la société qui se dégage. Les individus se veulent les acteurs conscients de la construction d’une nouvelle réalité sociale. Ils souhaitent s’engager au sein du collectif sans l’intermédiaire de groupes qui définiraient leur position. Aussi, s’ils jouent de leurs appartenances et les revendiquent parfois volontiers, ils savent aussi s’en affranchir pour créer des liens qui transcendent celles-ci.

 Ces considérations m’ont amenée à m’intéresser à la question politique, c’est-à-dire non pas seulement à la question du vivre ensemble mais à l’existence d’une volonté consciente et expri­mée de continuer à le faire. Beaucoup de mes interlocuteurs se sont montrés préoccupés par la question des lieux de discussion, de parole, où tous puissent s’exprimer à propos de l’avenir du terri­toire. Certains groupes, et notamment les néo-ruraux, revendiquent la mise en place d’une démo­cratie participative et s’efforcent de créer des lieux de débats ouverts à tous, avec plus ou moins de succès. Cette interrogation quant aux lieux de l’action me paraît assez générale aujourd’hui. Comment, au temps des réseaux, des rencontres éphémères, des appartenances choisies, peut se con­struire la communauté politique ? Paradoxalement, alors que chaque individu aspire à se faire sa propre opinion et prétend avoir son mot à dire dans le débat public, les lieux où se déploie ce dernier semblent se faire bien lointains. Dès lors quels nou­veaux espaces sont investis pour devenir lieux du politique ? En Bauges, la création de toutes pièces de nouveaux lieux de débats ne remporte qu’un succès mitigé. Par contre, la parole se déploie parfois là où on l’attend moins. Ce peut-être notam­ment lors d’évènements culturels, comme la projec­tion de documentaires, mais aussi dans divers lieux de rencontres : foires, répétitions de chorale, etc.

 

Marianne Palisse (Haïti)